Disciplines scolaires
Les disciplines scolaires sont elles des disciplines scientifiques ?
- Les disciplines scolaires ne sont pas des disciplines scientifiques
Il est très important d’affirmer d’abord cette distinction forte. La discipline scolaire est une forme historique, plus ou moins reliée à des « savoirs de référence ». Elle « renvoie » bien souvent à de nombreuses disciplines universitaires. Ainsi, le français correspond à plusieurs approches: la linguistique, l’étude de la littérature, la sémiologie, etc.. Ne parlons pas de disciplines qui, dans leur titre même, montrent leur configuration polydisciplinaire: sciences humaines, sciences de la vie et de la Terre. Certaines disciplines scolaires ne correspondent d’ailleurs à aucune « science », que l’on pense aux langues vivantes ou à la technologie, sans oublier l’éducation physique et sportive (même si diverses sciences sont mobilisées dans leur mise en œuvre).
Michel Develay explique dans plusieurs ouvrages qu’il faudrait davantage parler de « champ disciplinaire ». Le professeur d’histoire-géographie ne doit-il pas avoir des compétences en histoire de l’art, en ethnologie, en économie, en cartographie ? Le professeur de SVT ne peut ignorer l’anatomie, l’écologie, la géodynamique, etc.. Voyons de plus près avec M. Develay ce que peut être un « champ disciplinaire ». Les savoirs universitaires se définissent de plusieurs manières :
- Ils portent un regard spécifique sur le réel (la psychologie et la physiologie n’étudient pas de la même façon les êtres vivants par exemple).
- Ils se caractérisent par des critères de validation propres (ceux des mathématiques sont internes, se réfèrent à des axiomes de départ, alors que ceux des sciences de la nature se réfèrent au réel).
- Ils sont mouvants, en permanente évolution. Il existe une histoire des savoirs où l’on voit que certaines disciplines (la phrénologie par exemple) disparaissent tandis que d’autres naissent et se développent. Or, au moment où ils sont au premier plan, ils paraissent éternels.
Qu’en est-il au niveau scolaire ? Le mot discipline désignait au départ la gymnastique intellectuelle, la faculté de penser (comme on dit «la discipline de l’esprit») avant de désigner des parties du savoir. Il y a au départ cette volonté de discipliner l’esprit, d’imposer des règles et des méthodes. Le même mot étant utilisé pour la science comme pour l’école, on a l’impression que les disciplines scolaires viennent directement des savoirs universitaires selon des procédures de vulgarisation simples. Or, il n’en est rien. Un chercheur québécois, Yves Lenoir, propose une distinction lexicale clarificatrice qui opposerait les «disciplines » (scientifiques) et les «matières » (scolaires). Du savoir savant au savoir scolaire, il y a un double processus selon Michel Develay :
- processus d’axiologisation, ou réflexion sur les valeurs ;
- processus de didactisation, reconstruction programmatique des savoirs.
Le premier processus n’est pas toujours bien conscient. Pourtant, les choix opérés par les auteurs des programmes sont bel et bien dictés d’abord par des valeurs, par des choix éthiques et sociaux. Ceci apparaît quand on établit des comparaisons internationales. On se rend compte par exemple de l’importance relative très variée de l’enseignement de la littérature ou de l’histoire nationale selon les pays. Par ailleurs, bien des évolutions récentes s’expliquent par les pré- occupations croissantes de la société pour certaines questions, comme l’environnement ou la santé. Les débats autour du «devoir de mémoire » influent sur la réorganisation des contenus d’Histoire. Et ceci touche tout autant les mathématiques : certains revendiquent, à juste titre à notre avis, une place accrue d’un travail sur les statistiques, moins pour des raisons scientifiques que civiques… L’inévitable tri dans les savoirs dépend donc de choix éthiques et idéologiques, au-delà d’un noyau dur de savoirs permanents, ce qui n’est pas sans provoquer maints débats, souvent virulents entre spécialistes, et au-delà … Nous sommes loin du «savoir pur» et aseptisé. Mais mène-t-on suffisamment une réflexion sur ce point dans la formation initiale des enseignants notamment ? Le deuxième processus met en jeu non seulement les savoirs universitaires, mais aussi, on l’oublie trop souvent, des «pratiques sociales de référence ». Lorsqu’on établit des programmes, on tient bien sûr compte de l’âge des élèves, de ce qu’ils ont déjà abordé, dans la discipline (et dans les autres). Du moins en principe ! Il s’agit bien d’établir un corpus de savoir qui soit adapté. Mais on se réfère aussi à des pratiques sociales existantes. Ainsi, en EPS, aux pratiques sportives, d’expression, de loisirs. En sciences biologiques, cela peut aller du jardinier, du médecin, du diététicien au… sportif de haut niveau (hélas, pourrions-nous ajouter, à l’heure de l’EPO – érythropoïétine – et de la fabrication chimique des champions!). En langues vivantes, la pratique sociale est bien évidemment la pratique des usagers de cette langue (mais s’agit-il des lettrés ou de larges populations, pas seulement limitées au pays où est née la langue ?).
Les disciplines scolaires ont une histoire Il est indispensable d’évoquer ici l’histoire des disciplines scolaires en souhaitant une information accrue des enseignants sur ces passionnantes odyssées. Comment, sinon, bien comprendre le présent, comment pouvoir prendre le recul qui sera nécessaire à toute interdisciplinarité ? On pourrait au moins connaître quelques rudiments de l’histoire de sa propre discipline, et savoir de quand datent les découpages actuels. Jacques George, en se référant aux concours d’agrégation, rappelle que les Sciences ne se sont séparées des Mathématiques qu’en 1830, l’Histoire et la Philosophie des Lettres en 1848. Il faut attendre 1843 pour que l’Histoire soit séparée de la Géographie. En 1959, on distingue lettres modernes et lettres classiques. L’histoire des disciplines nous montre notamment que leur apparition ne répond pas forcément à des exigences scientifiques. André Chervel a bien établi comment l’émergence de la grammaire scolaire s’était faite parce qu’il fallait «apprendre à écrire à tous les petits Français» à la fin du XIXe siècle, dans un souci d’unité nationale. Et cette grammaire scolaire a été construite à partir d’exigences avant tout pragmatiques trop peu connues d’enseignants de lettres ignorant que le COD n’a pas toujours existé, comme bien des notions qui semblent immanentes dans cette grammaire si bricolée et peu rigoureuse…
Michel Develay introduit la notion de «matrice disciplinaire » pour pouvoir lire efficacement les évolutions intradisciplinaires. Les matières scolaires se réfèrent à une sorte de socle conceptuel, de fondement qui change à certains moments. Ainsi, la matrice de la biologie a-t-elle été la théorie de l’évolution alors qu’aujourd’hui, il s’agit plutôt des « systèmes autonomes ». La matrice actuelle des langues vivantes semble être la notion de communication, alors qu’hier il s’agissait davantage de l’acquisition d’une culture. Le regard épistémologique permet ainsi d’éviter la « balkanisation des savoirs », le manque de cohérence et du coup, l’essence de la discipline étant mieux défini, la coopération devient possible avec d’autres. Cette matrice disciplinaire concerne aussi bien les objets d’enseignement (sur quoi travaille-t-on en français, en histoire, en mathématiques?) que les méthodes (l’idée de projet technique en technologie, les approches textuelles et discursives en français et le travail par séquences, autour de l’idée du décloisonnement, etc..). D’ailleurs, une discipline n’est pas une collection d’objets, pas plus qu’un ensemble de méthodes, mais regard porté sur le monde grâce à un double réseau, notionnel et méthodologique dont le but est l’appropriation par les élèves de connaissances déclaratives et procédurales (pour simplifier: des savoirs et des savoir-faire).
Plus concrètement, sur le plan du cursus scolaire, les disciplines ont une existence institutionnelle et se caractérisent par des traits objectifs et apparents. C’est un champ de contenus d’enseignement auquel on accède par un concours défini par un programme et des exercices de certification plus ou moins canoniques. Ce sont aussi des horaires (toujours insuffisants !), des manuels, des programmes, une Inspection qui est garante de leur application, des formes d’évaluation cadrées, des activités classiques (la rédaction, le problème, la version…). On peut facilement s’imaginer que tout cela existe quasiment de toute éternité, d’où les protestations qui émanent des milieux conservateurs quand on veut toucher à un exercice comme la dissertation ou la dictée, alors qu’il s’agit d’inventions récentes, datées. Cette face visible de la discipline, cette manifestation concrète est essentielle, puisque c’est elle qui apparaît aux yeux des élèves et qui la définit, ce qui n’est pas sans poser problème.
Les élèves ne sont pas disciplinaires
Nous venons là d’évoquer les élèves. Peut-être en chemin les avions-nous oubliés. La raison d’être des disciplines scolaires réside bien là pourtant: elles sont autant d’outils de formation des individus, futurs producteurs, futurs citoyens, futurs «hommes » C’est sans doute à ce niveau qu’on peut le plus radicalement opérer la distinction entre disciplines scientifiques et «matières ». Les premières ont pour but de produire du savoir, de la connaissance, les secondes l’appropriation de connaissances. Les disciplines sont faites pour l’élève, comme l’affirme le grand principe de la loi d’orientation de 1989 («l’élève au centre»); on retrouvera ce sain principe quand on voudra construire de l’interdisciplinarité. Pour Jean-Pierre Astolfi, les savoirs scolaires ne sont pas « savants » pas plus qu’ils ne sont «pratiques » (uniquement en vue de l’action). Il conviendrait selon lui de se poser la question: en quoi donnent-ils davantage de «pouvoir»? Les interroger ainsi aiderait à décanter et à réduire le nombre de notions à étudier. Nous y reviendrons également lorsqu’il sera question de projets communs à plusieurs disciplines. Introduire l’idée de «maîtrise » et d’action sur le monde permet sans doute de retrouver du sens et d’autoriser des collaborations fructueuses entre approches différentes. Or, trop souvent, les disciplines sont vues par les élèves comme une collection de contenus et un ensemble de rituels, ponctués par un emploi du temps morcelé. L’élève passe du cours de physique au cours d’arts plastiques, sans voir de cohérence et d’unité des savoirs. Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’à l’intérieur même de la discipline, il perçoive davantage cette cohérence. Les croisements de disciplines peuvent alors être un moyen d’aider à la construction d’un sens qui aille au-delà de la routine du «métier d’élève». Et paradoxalement, de mieux permettre à l’élève de comprendre, par la confrontation au sein d’un projet commun, les logiques disciplinaires, ce qui peut « rassurer » ceux qui ne voient dans l’interdisciplinarité qu’une machine de guerre contre les disciplines diabolisées. Allons voir de plus près ces « identités disciplinaires » qui soudent les enseignants du secondaire et qui peuvent être des obstacles à des démarches communes…
Disciplines vues par des collégiens
Les élèves, que veulent au juste dire les «disciplines»? Ils oscillent entre plusieurs types de réponse : * une discipline, c’est une collection d’objets: les dates en histoire, les cartes en géographie, le corps humain en biologie, les fonctions grammaticales en français, etc..
- une discipline, c’est une série d’activités plus ou moins stéréotypées: les dictées en français, les problèmes en maths, les sketches oraux en anglais, les comptes rendus d’expérience en SVT (sciences de la vie et de la Terre) ;
- une discipline, c’est aussi une image «culturelle» plus ou moins liée à des pratiques de référence: l’EPS (éducation physique et sportive), c’est «le sport», les maths, c’est les calculs, c’est savoir compter, le français, c’est savoir ne pas faire de fautes (sic), la techno, c’est les ordinateurs et c’est moins « intello » que le reste, l’Histoire, c’est une matière pour la mémoire…
Il nous semble essentiel que chaque enseignant fasse réfléchir ses élèves sur sa discipline: à quoi elle sert, ce qu’elle apporte à la formation de l’esprit, combien de temps elle est enseignée à l’école, etc.. Mais on peut aussi imaginer des temps de réflexion plus globale, où, avec le professeur principal notamment, on va confronter les diverses disciplines pour se demander quel sens il y a à les enseigner, à les apprendre à l’école. Un temps peut être utilisé pour la: l’heure de vie de classe. Dès la sixième, on peut utiliser un outil intéressant: le «journal du collégien» distribué à tous les élèves et publié par le CNDP. On y invite notamment dans chaque matière à répondre aux questions:
- à quoi ça sert ? – qu’est-ce que le cours de (langues, éducation civique…) a de particulier ?
- qu’est-ce qu’on attend de toi dans cette matière ? Malheureusement, des réponses toutes faites sont déjà présentes. Ainsi «apprendre une autre langue, c’est aussi découvrir des gens et des pays différents», ou «en éducation musicale, tu vas former ton oreille à reconnaître les sons, les instruments et former ta voix à chanter ».
Suggérons de n’utiliser ces réponses qu’une fois données (en groupes par exemple) celles des élèves, travaillées en classe, classées, discutées, et de ne considérer celles du cahier que comme des éléments à prendre en compte et non un «corrigé». Et à partir de là, on peut aussi réfléchir sur ce qu’il y a de commun entre tout cela et sur la formation de l’esprit au collège. Certes, on n’ira pas très loin avec des enfants de onze ans, mais on sait bien aujourd’hui que ce pari sur l’intelligence des élèves peut contribuer à donner du sens, à construire peu à peu ce sens des disciplines et de l’école qui fait cruellement défaut.
La réflexion peut se poursuivre, sous des formes à trouver, ne serait-ce que deux ou trois heures dans l’année. L’heure de vie de classe devient alors aussi un carrefour de disciplines; celles-ci ne font-elles pas partie, au plus haut point, de la « vie » de cette classe justement ?