Paradigmes de Kuhn
Thomas Kuhn, physicien reconverti en historien, a introduit dans les années 60 un terme qui est aujourd’hui souvent utilisé en épistémologie : il s’agit de « paradigme ». Derrière ce mot se cache une vision de la science radicalement opposée aux conceptions jusqu’alors en vigueur.
Notions de paradigmes
Kuhn propose une conception selon laquelle une théorie scientifique s’insère au sein d’une structure qu’il désigne par « paradigme ». Il s’agit d’un consensus adopté par la communauté scientifique dominante, qui détermine la théorie et l’activité scientifiques en vigueur.
Il est impossible d’énoncer précisément quels critères permettent de définir un paradigme, ce qui ne détruit toutefois pas la pertinence de ce concept. Kuhn utilise l’exemple du concept de « jeu », qui est un concept relativement clair et stable. Pourtant, quels que soient les critères utilisés pour qualifier une activité de « jeu », il est toujours possible de trouver une autre activité qui ne remplit pas ces critères, et que l’on considère pourtant comme étant bien un jeu. [↩]
On peut cependant citer trois éléments essentiels qui constituent un paradigme :
- les lois et concepts fondamentaux de la théorie scientifique en vigueur,
- l’ensemble des procédures instrumentales, qui permet de relier la théorie à la pratique expérimentale,
- une certaine « vision du monde » (éventuellement métaphysique) sous-tendue par la théorie.
Le troisième point mérite quelques éclaircissements. Selon Kuhn, la façon qu’ont les scientifiques de voir le monde (et, par extension, de percevoir les phénomènes) dépend du paradigme dans lequel ils se trouvent.
Exemple : Selon le paradigme aristotélicien, le monde est divisé en :
- une sphère sublunaire composée de 4 sous-sphères associées aux éléments Terre, Eau, Air, Feu,
- une sphère supralunaire faite d’éther, dans laquelle se meuvent les corps célestes.
La gravité est un phénomène en vigueur dans la sphère sublunaire et se traduit par la tendance naturelle (intrinsèque) qu’ont les corps de se mouvoir vers la sphère associée à leur élément dominant afin d’y atteindre le repos. Un caillou a tendance à tomber car il se meut naturellement vers la Terre située au centre du monde. Dans la sphère supralunaire, les choses sont différentes : les corps célestes ont une tendance naturelle au mouvement circulaire uniforme.
Science normale
La science « normale » est la science pratiquée par les chercheurs oeuvrant au sein du paradigme. Ce dernier contient des énigmes dont la résolution alimente l’activité scientifique « normale ». Un paradigme représente donc la « norme » scientifique du moment.
Un paradigme est censé contenir les éléments qui permettent de résoudre les énigmes en son sein. Ceci permet au scientifique « normal » de rester dans le cadre du paradigme durant son travail de recherche. Kuhn insiste d’ailleurs là-dessus : un scientifique ne doit pas douter a priori de son paradigme, sous peine de cesser d’être productif. En effet, durant sa formation, tout scientifique reçoit un apprentissage massif conforme au paradigme. S’il devait douter de toute cette masse de savoirs, il se retrouverait si désorienté qu’il deviendrait intellectuellement stérile.
Crise et révolution
Cependant, il est possible qu’une énigme résiste aux tentatives de résolution. Dans ce cas, un ou plusieurs scientifiques peuvent commencer à se poser des questions sur la validité de leur paradigme. Il s’instaure un état de doute qui va éventuellement rassembler de plus en plus de scientifiques autour de l’énigme (devenue « anomalie »).
Si l’anomalie perdure, elle peut finir par provoquer un état de crise : la majorité des scientifiques perdent confiance en leur paradigme. Certains d’entre eux tenteront de le sauver, mais d’autres choisiront de faire le pari risqué de se lancer dans l’élaboration d’un nouveau paradigme destiné à remplacer l’ancien.
Il se constitue alors un nouveau paradigme concurrent. Si ce dernier finit par convertir la majorité des scientifiques, il se produit ce que Kuhn appelle une « révolution » : il s’agit du passage violent d’un paradigme à un autre. Débute alors une nouvelle période de science « normale », inscrite cette fois dans le nouveau paradigme.
Exemple : Les exemples classiques cités par Kuhn sont le passage, en astronomie, de la vision géocentrique de Ptolémée à la vision héliocentrique de Copernic, ou encore le passage de la mécanique de Newton à la mécanique relativiste d’Einstein.
Incommensurabilité
Lors d’une période de crise, existe-t-il des critères rationnels (logiques) ou expérimentaux permettant de départager les paradigmes concurrents ? La réponse de Kuhn est négative. La plupart du temps, deux paradigmes différents reposent sur des conceptions théoriques incompatibles, au point que ce qui a de sens pour l’un est absurde pour l’autre, et vice-versa. Par conséquent, il est impossible de comparer rationnellement, ou objectivement, deux paradigmes. Kuhn dit alors qu’ils sont « incommensurables ».
De plus, comme les phénomènes sont interprétés en fonction du paradigme dans lequel on se trouve, il n’existe pas d’expérience objective (ou méta-paradigmatique) permettant de comparer la validité de deux paradigmes différents.
Il n’y a donc aucune méthodologie possible. Lors d’une révolution, le choix du nouveau paradigme à adopter est déterminé, en dernière analyse, par les valeurs et les intérêts de la communauté scientifique dominante. Pour comprendre un changement de paradigme, il est nécessaire d’étudier le contexte psychologique et sociologique de l’époque.
il n’y a pas de différence essentielle entre une révolution scientifique et une révolution politique Kuhn précise même : « Il n’y a pas d’autorité supérieure à l’assentiment du groupe concerné. » Ainsi, il considère qu’il n’y a pas de différence essentielle entre une révolution scientifique et une révolution politique : il s’agit avant tout d’une affaire sociale. Cette vision « sociale » de la science est connue sous le nom de « relativisme scientifique ». La vision opposée est le « rationalisme », défendu notamment par Karl Popper et Imre Lakatos.