Concept d'émergence

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Le concept d'émergence est sujet à controverse. Il est employé dans des acceptions diverses et dans des contextes variables. Il est aussi dénoncé comme obscur et sans fondement par une partie de la communauté scientifique. Pourtant, c'est un concept intéressant et porteur d'avenir, car il permet une conception pluraliste du monde. Son adoption pourrait conduire à un changement de paradigme, à la fois sur le plan philosophique et sur le plan scientifique.




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L'origine du concept d'émergence

L'idée vient de John-Stuart Mill qui, dans A system of logic (1862), considère que la juxtaposition et l'interaction des parties constitutives d'un être vivant ne suffisent pas à expliquer les propriétés de ce dernier. À la suite de Mill, des philosophes britanniques ont appelé cette caractéristique emergent. On peut citer à ce propos Georges Henry Lewes (Problem of Life and Mind, 1875) qui suggère que "Des entités émergentes peuvent être le résultat de l'action d'entités plus fondamentales et peuvent être parfaitement nouvelles ou irréductibles par rapport à ces dernières". L'idée centrale de l'émergence est lancée. Lewes utilise le terme pour qualifier des systèmes et des processus incompréhensibles du point de vue purement mécanique. Comme exemple, il cite l'eau dont les propriétés ne résultent pas de celles de l'hydrogène et de l'oxygène, éléments chimiques qui la composent.

Auparavant, dans son Cours de philosophie positive (1842), Auguste Comte avait envisagé divers ordres de phénomènes selon "leur degré de simplicité ... ou de généralité, d'où résulte leur dépendance successive et, en conséquence, la facilité plus ou moins grande de leur étude". Il établit ainsi deux grandes classes, celle des phénomènes des corps bruts et celle des phénomènes des corps organisés. "Ces derniers sont évidemment, en effet, plus compliqués et plus particuliers que les autres ; ils dépendent des précédents qui, au contraire, n'en dépendent nullement". (Cours de philosophie positive, 2e leçon). Comte parle de la plus grande complexité de certains phénomènes et de corps, complexité due à leur organisation.

Au début des années 1920, Samuel Alexander et Lloyd Morgan bâtirent une théorie connue sous le nom "d'évolutionnisme émergent", selon laquelle le monde se développerait à partir de ses éléments de base en faisant apparaître des configurations de plus en plus complexes. Lors de cette croissance et lorsque la complexité franchit certains seuils, des propriétés réellement nouvelles apparaissent. Ce processus conduit à des niveaux d'organisation hiérarchiques successifs. Selon Alexander, quatre niveaux principaux sont à distinguer dans l'évolution de l'univers : tout d'abord, l'apparition de la matière à partir de l'espace-temps, puis l'émergence de la vie à partir des configurations complexes de la matière, puis celle de la conscience à partir des processus biologiques et enfin, l'émergence du divin à partir de la conscience.

De manière apparemment indépendante, une théorie des niveaux d’intégration (Theory of integrative levels) a été proposée par les philosophes James K. Feibleman et Nicolaï Hartmann au milieu du XXe siècle. Cette vision du monde fut popularisée par Joseph Needham dans les années 60. En associant les idées d’Auguste Comte sur la classification des sciences et la Theory of integrative levels, Joseph Needham proposa une nouvelle classification des connaissances scientifiques. Il créa le Classification Research Group dont le travail aboutit à proposer une augmentation du nombre de niveaux d'intégration à considérer et des connaissances scientifiques y afférant.

En 1925, C.D. Broad, suivi en cela par un groupe de philosophes et biologistes britanniques, utilisa le concept d'émergence pour tenter de sortir du débat sur le vitalisme. La thèse mécaniste prétendait que la vie et les phénomènes biologiques pouvaient être expliqués entièrement par les lois physiques. La thèse vitaliste postulait l'existence de certaines forces comme "l'élan vital" ou "l'entéléchie". Broad s'accorde avec la théorie mécaniste pour admettre que les phénomènes de la vie proviennent uniquement d'entités matérielles, mais il suppose aussi qu'elles sont souvent irréductibles aux composants. Ceci permet de conserver le matérialisme tout en reconnaissant que les lois physiques ne suffisent pas à expliquer la vie. Selon Broad, une propriété émergente est entièrement due à la configuration adoptée par les constituants de niveau inférieur, mais elle n'y est pas réductible. Il serait impossible, même avec une connaissance complète et des capacités de calcul infinies, de prédire cette propriété à partir de celles des constituants du niveau inférieur.

Dans ces mêmes années, une réflexion sur le réductionnisme en physique mobilisa Franz Exner, Erwin Schrödinger et le mathématicien Émile Borel. En effet, l'apparition de la mécanique quantique et de la thermodynamique statistique pose, vis-à-vis de la mécanique classique, la question de savoir si les lois sont dérivables les unes des autres. Comme cela semble impossible, il s'ensuit que les lois quantiques et thermodynamiques pourraient être émergentes. Il faut aussi citer Karl Ludwig von Bertalanffy, biologiste à Vienne qui fut l'inventeur dans les années 1940 de la théorie générale des systèmes, et qui fit de l'« émergence » un cheval de bataille. Selon lui, l'une des caractéristiques propre à un système est son organisation spécifique. Pour étudier ce dernier, l'analyse des niveaux d'intégration inférieurs est nécessaire, mais insuffisante à elle seule.

À Los Alamos, après 1950, dans le groupe de recherche constitué pour fabriquer une bombe atomique, certains commencèrent à travailler sur les systèmes complexes, ce qui conduisit à parler d'émergence. Les premières simulations sur ordinateur permirent une sorte d'expérimentation à ce sujet. Ce courant a débuté par la théorie des automates auto-reproducteurs de Von Neumann (1950), puis des automates cellulaires. Ces recherches montrent que la complexité peut émerger de règles simples. L'idée d'émergence fut ensuite ré-évoquée par les cybernéticiens de seconde génération vers les années 60 avec Von Foerster, Ashby, puis au Santa Fe institut dans les années 1990 avec Christopher Langton et la notion de "vie artificielle" et internationalement diffusée sous l'impulsion de Varela et Bourgine. Puis, ce sera en biologie avec Henri Atlan. Pour ces auteurs, une propriété émergente est issue d'une organisation ou d'un comportement global qui se forme spontanément par interactions entre une collection d'éléments. Cette propriété n'est pas réductible aux propriétés des éléments, elle vient uniquement de la globalité qui s'est construite.

Philip Anderson, physicien à Cambridge, quelques années avant d'obtenir le prix Nobel de physique (1977), popularisa le concept d'émergence en physique par la publication d'un article intitulé « More is Different ». Il y souligna les limites de la physique des particules pour expliquer ce qui se produit lorsque des atomes s'associent entre eux. C'est pourquoi la chimie serait devenue une science indépendante, et pas une simple branche de la physique. L'émergence est revenue sur la scène intellectuelle par un biais inattendu, celui de l'étude des systèmes complexes en physique.

L'idée d'émergence a été reprise en 2005 par le physicien Robert Laughlin (Un univers différent, Fayard, Paris, 2005). Il soutient que les lois physiques résultent de comportements d'ensemble et sont relativement indépendantes de celles des entités sous-jacentes. À la suite d'expériences sur la mesure des constantes fondamentales de la physique, mesures obtenues à partir d'échantillons massifs, il en conclut que ces constantes sont la résultante d'un effet collectif. Il en tire un argument pour soutenir la thèse émergentiste : "La tâche centrale de la physique théorique de nos jours n'est plus de tenter de décrire les équations ultimes, mais bien plutôt de cataloguer et de comprendre les comportements émergents dans toutes leurs manifestations, y compris peut-être le phénomène de la vie." (Laughin R.B. , Pines D., "The theory of everything", Proceedings of the National Academy of Sciences, vol 97, n°1, 2000, p. 28).

Il ne s'agit là que de quelques jalons historiques, car le cheminement des idées concernant l'émergence reste mal connu. Depuis son apparition, à la fin du XIXe siècle, le concept d'émergence a été violemment contesté, mais il réapparaît régulièrement.

La définition proposée pour l'émergence

Une manière intéressante et simple d'expliciter ce qu'est l'émergence se trouve dans un écrit de 1945 dû à Ludwig von Bertalanffy, qui est l'article de synthèse sur sa "systémologie générale" (Zu einer allgemeinen Systemlehre) :

Il écrit :

"Les entités complexes peuvent se différencier de trois manières distinctes : (1) par le nombre [d’éléments] ; (2) par l’espèce [des éléments] ; (3) par les relations entre éléments […]. Dans les cas (1) et (2), le complexe peut être vu comme la somme des éléments considérés de manière isolée. Dans le cas (3), nous devons non seulement connaître les éléments, mais aussi leurs relations mutuelles".
Les caractéristiques constitutives de l'entité complexe,
"dépendent des relations spécifiques à l’intérieur du complexe ; pour connaître de telles caractéristiques, il faut donc connaître non seulement les parties, mais aussi les relations […]. Le sens de l’expression un peu mystique selon laquelle « le tout serait plus que la somme de ses parties » est simplement que les caractéristiques constitutives ne sont pas explicables à partir des caractéristiques des parties connues et étudiées seulement à l’état isolé. Les caractéristiques du complexe apparaissent donc comme « nouvelles », ou « émergentes », par rapport à celles des éléments. Mais si l’on connaît l’ensemble des parties réunies dans le système et l’ensemble de leurs relations mutuelles, alors le comportement du système est déductible de celui des parties ; on peut aussi dire : tandis qu’une somme peut se concevoir comme s’étant formée progressivement, le système en tant qu’ensemble des parties et de leurs relations mutuelles doit être pensé comme posé d’un seul coup ".

Il existe des entités dont les caractéristiques (constitutives) ne sont pas explicables à partir des caractéristiques de leurs parties. Ces caractéristiques apparaissent (émergent) du fait de l'organisation qui s'est créée spontanément. D'un point de vue empirique, l'émergence est une façon de désigner l'apparition d'entités complexes irréductibles.

En sociologie, on peut en trouver un exemple chez Émile Durkheim qui l'utilise selon un point de vue holistique afin de répondre à la question de la spécificité des phénomènes sociaux. Il se crée sui generis un ordre de faits spécifique et irréductible, "toutes les fois que des éléments quelconques, en se combinant, dégagent, par le fait de leur combinaison, des phénomènes nouveaux" (Durkheim É., Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1968, p. XVI.). Il s'agit, comme le dit le sociologue Pierre Bourdieu, de noter "le passage d'un système de facteurs interconnectés à un système de facteurs interconnectés autrement" (Bourdieu P., Manet, Une révolution symbolique. Paris, Seuil, 2013, p. 384).

Une entité émergente peut être de nature physique, chimique, électronique, biologique, psychologique, sociale, ou autre, il importe seulement qu'elle soit composée de divers éléments qui sont liés et intégrés entre eux. Par exemple, en biologie, les tissus, par rapport aux cellules qui les composent, sont des entités émergentes. On considère que le tissu a des propriétés, ou des fonctions, qui ne sont pas celles des cellules. Inversement, si on dissocie l'entité en ses éléments constitutifs (les cellules et fibres) les propriétés disparaissent.

Un même degré de complexité forme un champ identifiable par une science spécialisée. Par exemple, le niveau moléculaire est identifié par la chimie, le niveau atomique par la physique. Le concept d'émergence désigne l'apparition, la formation, la création d'un niveau plus complexe ; on dit qu'il "émerge" du niveau précédent. L'émergence désigne le passage d'une forme d'existence pour autant qu'elle soit identifiable par une science. Nous excluons de notre propos les acceptions floues et incertaines du terme "émergence". Pour parler d'émergence, il faut que des entités complexes soient individualisables par un domaine de la connaissance scientifique.

Les concepts associés à celui d'émergence

Nous allons voir les différents concepts liés à celui d'émergence, qui la définissent conjointement. Ils forment un ensemble cohérent qui décrit le monde d'une manière intéressante.

Une ontologie pluraliste

Si par ontologie on désigne une théorie sur le monde et plus particulièrement sur le réel tel qu'il est, l'émergence conduit à une ontologie pluraliste, c'est-à-dire admettant plusieurs formes d'existence possibles dans le monde.

La vision émergentiste considère que les grandes régions du monde sont irréductibles les unes aux autres, qu'elles ont une autonomie ontologique, un mode d'être qui leur est propre. Cela a une conséquence épistémologique : les théories concernant les niveaux inférieurs ne peuvent expliquer par dérivation celles des niveaux complexes. On parle d'autonomie nomologique. Cela signifie que les lois régissant les configurations complexes biologiques, par exemple, ne sont pas réductibles aux lois de la physique standard.

C'est une manière d'expliquer la diversité du monde connu. Il y aurait une pluralité de formes d'existence. L'ensemble ne forme pas un monde stratifié ; il s'agit plutôt d'une imbrication, car les niveaux ne sont pas empilés, mais internes les uns aux autres et interactifs entre eux.

Cette imbrication est cumulative, c'est-à-dire que si le niveau physique, le plus simple, est présent partout, sous certaines conditions se forme le niveau chimique, puis le niveau biologique. Les trois étant présents, ils ne sont pas superposés, mais intimement imbriqués. Il s'ensuit que les lois physiques ne sont pas remplacées par des lois biologiques ou autres. Elles continuent de s'appliquer à l'identique, mais d'autres viennent se surajouter. Au vu des connaissances actuelles, on peut penser que les formes d'existence les plus évoluées sont dépendantes des moins évoluées, tout en ayant une autonomie.

De l'organisation dans le monde

L'organisation fait partie de ces quelques concepts ontologiques fondamentaux qui permettent de comprendre le réel (avec ceux d'espace-temps, de masse, d'énergie, etc.). Par organisation, on désigne l'existence d'une liaison entre des éléments quels qu'ils soient, si tant est que ce lien prenne une forme définie et relativement stable. On pourrait aussi parler d'architecturation ou de structuration. Les éléments liés sont intégrés en un ensemble, une entité composite, qu'on ne peut dissocier sans la détruire. Le concept est nécessairement flou, puisque son extension couvre la diversité de formes possibles de structuration (et elles sont nombreuses). Considérer des formes structurées entre dans la vision du monde que l'on nomme classiquement structurale.

Dans cette perspective, on considère comme plausible que l'organisation crée de nouvelles entités possédant des propriétés nouvelles par la réorganisation des éléments existant. Par exemple, les molécules sont créées par la liaison des atomes entre eux et par la forme ainsi produite (et non par la somme des propriétés des atomes pris séparément). On théorise ces entités organisées au travers des concepts de système (ou de structure) et de fonction.

L'organisation, lorsqu'elle s'établit, est spontanée. Les entités de niveau inférieur se groupent, grâce à leurs propriétés, en entités plus complexes. L'émergence est le fruit de l'auto-organisation. Elle ne suppose pas d'intervention mystérieuse ni même d'agent organisateur qui contrôlerait le processus. Le processus d'émergence ne suppose aucune force spéciale mal connue ni même un quelconque agent. Il s'agit d'une structuration qui se fait spontanément à partir des composants déjà présents. De plus, une organisation, une fois constituée, possède des propriétés auto-régulatrices et auto-constructrices. Les entités complexes, si elles sont stables, se maintiennent ; et inversement celles qui ne sont pas stables disparaissent.

Dans certains cas on peut montrer que les entités complexes formées ont une action sur les unités sous-jacentes dont elles sont formées (une rétroaction au niveau inférieur). La dynamique locale des entités de niveau inférieur fait apparaître une propriété globale au niveau supérieur qui, généralement, rétroagit sur le local au niveau de complexité inférieure. C'est ce qui explique que des dynamiques vraiment nouvelles puissent se créer.

Les formes d'existence et niveaux d'organisation

On peut concevoir que les entités de même type forment un "niveau d'intégration" selon le terme popularisé par Joseph Needham dans les années 1960. Ces niveaux sont considérés comme formant des parties identifiables du monde, ainsi, les niveaux physique, chimique et biologique. On peut aussi parler de "régions nomologiques" (c'est-à-dire régies par les mêmes lois) comme a pu le faire Werner Heisenberg, car ces "niveaux" comportent eux-mêmes de nombreux niveaux. Une telle régionalisation très vaste regroupe nécessairement plusieurs niveaux d'organisation contigus.

Considérer un niveau, c'est regrouper entre elles les entités ayant des formes proches et des caractéristiques communes. Cela se traduit par des faits d'un type particulier, qui peuvent être étudiés par une méthode appropriée. Au sein d'un niveau, il existe une complétude nomologique : les phénomènes propres à cette région sont entièrement expliqués par les mêmes types de lois.

On distingue généralement les "régions" du monde suivantes : physique, chimique, biologique, représentationnelle et sociale. Dans cette acception, chaque région se construit sur celles qui la précèdent, mais chacune a des propriétés nouvelles et spécifiques (qui n’existent pas dans les régions de complexité inférieure).

La distinction d'une région est relativement arbitraire, car il y a des niveaux intermédiaires. Le principe des niveaux d'organisation n'implique pas de discontinuité. Ce sont les impératifs de la connaissance qui poussent à régionaliser le monde. Les régions ne sont pas disjointes, car, par exemple, au sein du domaine biologique, les effets physiques sont actifs. Les termes niveau et région ne sont pas topologiques. Cette conception n'implique pas un modèle stratifié du monde comme le suppose Jaegwon Kim (Kim J., Considérations métaphysiques sur le modèle stratifié du monde, 2005).

Si on veut bien admettre la distinction entre réalité empirique et réel en soi (tel qu'il est) on est conduit à supposer une pluralité du réel, c'est-à-dire à concevoir que le réel n'est pas homogène. Dans ce cadre précis, l'émergence désigne tout simplement le processus de formation de nouvelles formes d'existence du réel, que l'on peut qualifier de degrés d'organisation et d'intégration.

Une filiation et une limite espace-temps

Si on admet l'existence de niveaux d'organisation de complexité croissante, l'émergence se définit comme le rapport existant entre eux. Supposons N niveaux d'organisation dans le monde. On admet que chaque niveau de complexité N+1 est constitué par les éléments du niveau N lorsqu'ils s'organisent ensemble. Il faut que les ensembles constitués par cette organisation soient stables et qu'ils aient des propriétés propres (différentes de leurs composants de type N). Les entités du niveau N+1 sont construites à partir de celles du niveau de complexité inférieure.

Dire que le niveau supérieur émerge du niveau précédent signifie à la fois 1/ qu'il se constitue grâce au niveau précédent et 2/ qu'il a une existence propre et des propriétés différentes de N. Il y a une filiation et une dépendance eu égard au niveau inférieur, mais aussi une autonomie du niveau supérieur. Cela implique un moment d'émergence. Le niveau supérieur n'a pas toujours été là, puisqu'il dépend d'un autre qui le précède dans le temps. De plus, l'émergence d'un niveau de complexité supérieure se faisant par auto-organisation, il faut certaines conditions pour que cela se produise. Si ces conditions ne sont pas réunies, elle n'a pas lieu.

L'émergence d'un niveau d'organisation est contingente. Elle se produit à un moment de l’histoire du monde, dans une partie du monde. Le mode d’organisation qui a émergé n’est ni omniprésent, ni immuable, ni éternel. Il est présent dans une partie du monde pour une durée donnée. Il peut évoluer ou disparaître. Le vivant qui a émergé du biochimique n'existe pas partout et peut disparaître. La complexification demande des conditions qui lui permettent d'exister. Elle a une certaine fragilité. Ce qui a émergé peut disparaître par simplification-décomposition vers les niveaux d'organisation inférieurs plus stables et plus résistants si les conditions changent fortement.

La conséquence ontologique est forte, cela veut dire que nous sommes dans un monde mouvant, dont les formes d’existence ne sont pas définitivement stables. Il n’y pas de terme pour dire cela, mais l’émergence implique la dés-émergence, la possible disparition du niveau plus complexe.

Une individuation, mais pas d'élément dernier

L'émergence est interprétable comme l’apparition d'une organisation stable plus complexe. À partir d'éléments d'un degré donné, se constituent des entités de degré de complexité supérieure qui ont une organisation caractéristique et identifiable. L'affirmation centrale et indispensable consiste à dire que ces entités de complexité supérieure existent vraiment, qu'elles ne peuvent pas être éliminées ou négligées au profit d'entités de complexité inférieure. Une entité émerge si, tout en étant constituée d'éléments plus simples, elle a une existence autonome. Cela revient à dire que les entités, quel que soit le niveau considéré, ont une certaine individualité. Elles sont différentes de celles des niveaux voisins.

Pour affirmer qu'elles existent, il faut que ces entités soient identifiables et donc qu'elles aient une stabilité, une localisation, et qu'on puisse les différencier. Elles ont toujours un certain degré de clôture, une limite au-delà de laquelle les propriétés ne se manifestent plus. En effet, les processus par lesquels elles se maintiennent identiques et se différencient d'un autre type d'entité organisée ont une limite d'action. On constate une stabilité des entités organisées, ce qui se comprend aisément d’un point de vue sélectif : seules les organisations stables se maintiennent, les autres disparaissent.

Adopter une ontologie pluraliste fondée sur l'idée d'organisation évite d'avoir à chercher un élément dernier, un "atome" au sens d'un insécable. En effet, chaque niveau ayant autant d'importance, la recherche d'un élément fondamental n'est pas au premier plan. De plus, si on descend en complexité vers l'élément le plus simple, c'est encore une entité organisée que l'on trouvera. Adopter un paradigme fondé sur les idées d'organisation et d'émergence, c'est renoncer au paradigme atomiste (ou démocritéen) d'une science réductionniste tournée vers la recherche des éléments derniers régis par quelques lois fondamentales.

L'argument selon lequel, en l'absence d'élément dernier, on serait amené à une régression à l'infini est erroné pour deux raisons. D'abord, il existe une autonomie partielle à chaque niveau qui permet de s'y arrêter légitimement. Ensuite, le niveau le plus simple connu actuellement, qui est le niveau microphysique, est organisé. Les connaissances actuelles en physique quantique n'aboutissent pas à désigner un élément substantiel ultime.

L'opposition entre émergentisme et réductionnisme

L'émergentisme est une interprétation "pluraliste" du monde qui s'oppose à l'idée que le monde soit constitué d’une seule substance (matérielle) ou d’un seul état (physique). Une telle attitude nie les possibilités de création et de diversification par complexification existant dans l'univers. Dans cette discussion, il faut distinguer plusieurs aspects.

Opposition ontologique

L'émergence est un concept récusé par les réductionnistes, car, pour eux, le réel est constitué d'une unique substance matérielle explicable en dernier ressort par la physique (ce qu'on nomme le physicalisme). Il est assez légitime de supposer une unité du monde. Cette unité, si on a un présupposé substantialiste, conduit logiquement au matérialisme réductionniste. Le concept d'émergence, dans ces conditions, n'a pas sa place.

C'est pourquoi, nous l'avons signalé dès le début, l'ontologie au sein de laquelle l'émergence a un sens est une ontologie pluraliste (appuyée sur l'idée d'organisation). Elle admet qu'au sein du monde, il y a plusieurs formes d'existence et que ceci est explicable, car il se crée spontanément de la complexité organisationnelle. Il faut admettre que les niveaux complexes existent tout autant que le niveau le plus simple (le niveau physique).

Opposition de méthodes

Le réductionnisme est lié à la méthode analytique (la décomposition en éléments et problèmes simples). Toutefois, l'émergence n'est pas incompatible avec la méthode de décomposition analytique de la science classique. Elle suggère simplement qu'il faille lui associer des synthèses, permettant de prendre en compte les entités complexes et les niveaux qu'elles constituent. Considérer la possibilité d'émergence n'implique aucune contradiction dans les méthodes, mais de les utiliser conjointement. Le réductionnisme de méthode, qui cherche des éléments plus simples, ne présente aucun inconvénient.

On pourrait donner l'image d'un "ascenseur explicatif" qui est synthético-réducteur à volonté. Libéré du réductionnisme, le chercheur aurait le choix d'arrêter l'ascenseur au niveau qui lui convient, sans être tenu de descendre jusqu'au dernier sous-sol. C'est l'objet d'étude qui déciderait de l'étage pertinent. Le motif d'arrêt de "l'ascenseur" serait qu'il y ait des faits spécifiques qu'il est intéressant d'expliquer à ce niveau. Un autre motif serait qu'il y a des lois spécifiques à découvrir, que l'on ne saurait trouver autrement. Voyons ce problème.

La question des lois et explications

Selon le réductionnisme, les lois et explications des niveaux supérieurs peuvent être remplacées par des lois physiques. Les diverses sciences ne sont donc que des approches globalisantes dont les explications sont des formulations modulo N (N étant le degré de complexité des explications physiques).

Prenons l'exemple de la physique et de la chimie. Selon certains auteurs, les explications fournies par la mécanique quantique quant aux liaisons chimiques ont rendu la thèse émergentiste peu probable concernant la chimie. Grâce à la puissance des ordinateurs, il paraît possible de calculer les propriétés d'une molécule à partir de celles de ses atomes. Ceci est un démenti apporté à l'irréductibilité de la chimie à la physique. Les lois chimiques dues aux configurations adoptées par les atomes seraient réductibles aux lois de la physique atomique standard.

Regardons-y de près. Dans le cas de la chimie, la configuration moléculaire utilise et modifie les configurations de certaines couches électroniques externes des atomes. Les couches orbitales électroniques des atomes engagées dans les liaisons interatomiques forment des orbitales moléculaires et ne sont plus disponibles pour d’autres liaisons externes aux molécules constituées. De plus, celles qui restent disponibles subissent des modifications par rapport à celles d'un atome isolé. Autrement dit, dans le cas des liaisons dites de covalence, les atomes engagés dans une molécule n'expriment que les propriétés de leurs couches électroniques externes lorsque l'on considère la molécule entière.

Les propriétés d'une molécule sont propres à cette molécule et diffèrent de celles des atomes isolés et d'autres molécules. Cette différence vient de l'organisation entre atomes qui se crée spontanément dans les conditions de synthèse requises et perdure (aussi longtemps que ces conditions restent compatibles avec la stabilité thermodynamique de la molécule). Reste le problème de savoir si les lois chimiques peuvent être retrouvées à partir de la mécanique quantique. Si c'est le cas, ce qui semble montré par la chimie quantique et la simulation assistée par ordinateur des propriétés de molécules, il n'y a pas d'irréductibilité épistémologique qui impliquerait des lois non dérivables des lois physiques. Les lois chimiques seraient seulement des simplifications. Elles remplaceraient des équations physiques compliquées et des calculs énormes par des plus simples, mais qui leur sont équivalents. Les lois chimiques seraient des lois modulo N des lois physiques.

En attendant confirmation de cette hypothèse, nous dirons que l'émergence, dans une version modérée, n'implique pas que les lois chimiques soient originales et radicalement étrangères aux lois physiques, mais seulement qu'elles soient l'expression de propriétés spécifiques aux molécules. Cette hypothèse semble en accord avec ce qu'avait suggéré en 1952 Alan Turing. (voir : A. M. TURING, The chemical basis of morphogenesis, Philosophical Transactions, Royal Society London, 1952, pp. 37-72).

Pour l'instant, l'exemple d'une dérivabilité plausible s'arrête à la chimie simple. Si l'on poursuit dans la complexité, il est impossible de déduire une fonction biologique à partir d'équation de la physique quantique. Citons à ce sujet Antoine Danchin :

"la Biologie est venue apporter, ... une sorte de démenti à l'idée que la forme pourrait être seulement dérivée de l'assemblage des atomes selon leurs propriétés intrinsèques au sein des quatre catégories, matière, énergie, espace et temps. En bref, malgré toutes ses qualités, l'équation de Schrödinger, à elle seule, ne peut pas prédire, ni même dire la règle du code génétique".

Il paraît donc raisonnable de supposer une compatibilité et une complémentarité des lois des différentes régions ontologiques du monde. Par émergence, on n'entend pas l'apparition des lois radicalement différentes, mais de lois spécifiques au domaine considéré et compatibles avec celles des niveaux inférieurs, en particulier les lois physiques.

Une alternative à l'opposition réductionnisme / émergentisme

Le réductionnisme vise le simple, mais y associe le corollaire d'éliminer le complexe. Si on le débarrasse de son excès éliminativiste, il pourrait être conciliable avec l'émergentisme. Regardons sur les plans théorique, ontologique, méthodologique et enfin empirique, les effets d'une opposition systématique entre réductionnisme et émergentisme, et l'alternative qui s'offre d'une relation non conflictuelle entre les deux.

Concernant la théorie, les lois et les modèles, pour un réductionniste dogmatique, toutes les lois peuvent être entièrement reformulées en lois physiques. Pour un émergentiste radical, il y a des lois nouvelles, originales et irréductibles. Un épistémologue neutre suggérera qu’il y a des lois spécifiques à chaque niveau probablement compatibles avec les lois physiques.

Concernant les formes d’existence (niveaux d'organisation) présentes dans le monde, le réductionniste affirmera que les niveaux supérieurs sont illusoires et que seul existe -vraiment- le niveau physique. L’émergentiste rétorquera que tous les niveaux sont totalement indépendants. Un observateur modéré notera qu’il est assez légitime de supposer plusieurs formes d’existence qui sont dépendantes les unes des autres.

Concernant la méthode, le réductionniste militant affirmera que la seule bonne méthode est analytique, ce à quoi l’émergentiste répondra que la seule bonne méthode est holistique et synthétique. Un philosophe de passage, étranger au conflit, peut suggérer que les deux sont à utiliser à des degrés divers et selon les circonstances.

Concernant les faits, notre réductionniste est convaincu que les faits compliqués sont inacceptables et à bannir de l'approche scientifique. L’émergentiste dogmatique rétorquera que les faits ne sont pas simples et que les entités qui les produisent sont toujours complexes. De manière plus neutre et avisée, on peut suggérer que le degré pertinent de simplification des faits dépend de l'objet d'étude.

Si l'on sort de l'opposition de principe, les différentes approches semblent compatibles.

Conclusion : un concept intéressant

En jouant sur les mots, on pourrait dire que, depuis le XIXe siècle, le concept d'émergence ré-émerge régulièrement du flot réductionniste qui cherche à l'engloutir. Le concept est encore insuffisamment élaboré, mais on peut le définir de la manière suivante : il se produit une émergence chaque fois qu'un degré d'organisation-intégration de complexité supérieure apparaît. Le nombre possible d'émergences est évidemment indéterminé à ce jour. Le concept d'émergence implique une ontologie pluraliste, un monde pluriel, en évolution, dans lequel de nouvelles formes d'existence peuvent apparaître.

Sur le plan ontologique, l’émergence conduit à considérer un monde pluriel et mouvant, ce qui évidement va à l’encontre d’une philosophie supposant un monde fixe constitué d’une unique substance ou de deux à la façon cartésienne.

Dans ce cadre paradigmatique, se demander s'il y a une émergence de l'esprit n'a pas de sens. Une autre question se pose : doit-on supposer un niveau de complexité supérieure au neurobiologique pour expliquer les capacités cognitives humaines ? C'est une question très différente, car elle n'est pas métaphysique et elle est susceptible de trouver une réponse empirique.

Certaines émergences, ou suites d'émergences, font apparaître une vaste "région" (forme d'existence) du monde présentant des caractéristiques spécifiques et pouvant être étudiée par une discipline scientifique unifiée. C'est le cas des niveaux, physique, chimique, biologique, qui semblent actuellement admis, mais aussi et peut-être, d'un niveau cognitivo-représentationnel et d'un niveau social, dont l'existence est controversée.

Références bibliographiques

Bibliographie

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  • Laughlin R. B., Pines D., "The theory of everything", Proceedings of the National Academy of Sciences, vol 97, n°1, 2000.
  • Laughlin R. B., Un univers différent, Fayard, Paris, 2005.
  • Lewes G. H., Problem of Life and Mind, 1875.
  • Kim J., Considérations métaphysiques sur le modèle stratifié du monde, 2005.
  • Kim J., Trois essais sur l'émergence, Paris, Ithaque, 2010.
  • Varela F. Thompson E. Rosch E., The Embodied Mind (1991), trad française L'inscription corporelle de l'esprit, Paris Seuil, 1993.


Conférence

  • Towards a Practice of Autonomous Systems Proceeding of the First Européan Conference on Artificial Life (1991), edited by : Bourgine P., Varela F., Cambridge-London, The Mitt Press, 1992.


Webographie

  • Mill J.-S., A system of Logic (1843), trad française : Système de logique, Paris, Mardaga, 1988.
  • POUVREAU, David. Une histoire de la ”systémologie générale” de Ludwig von Bertalanffy - Généalogie, genèse, actualisation et postérité d’un projet herméneutique. Thèse à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. 2013. Disponible à l’adresse : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00804157v2