Emergence: Historique

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L'émergentisme

  • La notion d’émergentisme s’appuie sur l’observation des propriétés physiques, chimiques ou biologiques du vivant1 qui montrent que tout système complexe auto-produit des propriétés nouvelles. Celles-ci transforment le système et le font évoluer, de façon imprévisible, à différents niveaux de son organisation.
  • Le courant émergentiste s’est développé au cœur de « la triple révolution quantique, biologique et informatique (qui) a changé notre regard sur ce que nous appelons le ‘réel’ » (Trocmé-Fabre, 2013). En démontrant la complexité du vivant, la révolution quantique révèle les failles du courant positiviste et de la pensée binaire ; la révolution neurobiologique, quant à elle, rend caduque le débat entre l’inné et l’acquis et, tout en montrant la plasticité du cerveau, elle met en lumière le tissage phylogénétique et ontogénétique du biologique, de l’affectif et du cognitif. Par conséquent, une matrice transdisciplinaire est devenue indispensable pour explorer et mettre en lien les caractéristiques cognitives du vivant et pour répondre au défi de la complexité, notamment dans le champ de l’enseignement-apprentissage (Nicolescu, 1996).

Histoire

L'émergentisme britannique

Bien qu'on puisse certainement rechercher des positions proches chez des auteurs antérieurs, c'est au XIXe siècle, chez un certain nombre de philosophes britanniques, que le concept d'émergence fait explicitement son apparition. Le premier à l'employer avec une définition philosophique précise est George Henry Lewes dans Problems of Life and Mind (« Problèmes de la vie et de l'esprit ») en 1875. Mais John Stuart Mill est présenté généralement comme la première source d'inspiration de ce courantModèle:Sfn, bien qu'il n'utilise pas directement le terme. Dans son Système de logique déductive et inductive publié en 1843, celui-ci propose une distinction entre des lois homopathiques, dont les effets se combinent selon le principe de « composition des causes » (sur le modèle de l'addition vectorielle des forces en termes contemporains), et des lois hétéropathiques, dont les effets se combinent en violant ce principe de composition des causes. Les réactions chimiques en particulier mobilisent des lois hétéropathiques. Pour Mill, les organismes vivants sont donc strictement composés d'éléments physiques mais leurs propriétés, résultant de lois hétéropathiques, diffèrent d'une simple composition des propriétés de leurs constituants.

Samuel Alexander

C'est avec le philosophe britannique Samuel Alexander que la notion d'émergence apparaît pour la première fois, à la fin des années 1910, comme un concept philosophique central au cœur d'un véritable système métaphysique. L'œuvre principale d'Alexander, Space, Time and Deity (1920), expose cette conception métaphysique du monde fondée sur l'idée d'une hiérarchie entre les différents niveaux d'existence. Cet ordonnancement du monde est lui-même le résultat d'un processus évolutif.

Alexander place l'Espace et le Temps à la base de ce système, chacun d'eux étant concevable séparément, bien qu'ils soient à l'origine équivalents. Emerge à partir de cette réalité fondamentale l'Espace-Temps proprement dit (première forme d'émergence), au sein duquel les processus se réalisent en tant que simples mouvements ou déplacements. C'est l'Espace-Temps qui constitue pour Alexander la substance proprement matérielle du monde, encore dépourvue de qualités matérielles autres que celles qui définissent le mouvement[1]. À partir du mouvement, de nouvelles « qualités émergentes » apparaissent à différents niveaux d'organisation : la matière constituée, la vie et l'esprit (mind) font partie de ces qualités qui ont émergé au cours du processus évolutif à des niveaux d'organisation toujours plus élevés. Samuel Alexander forge alors la notion d'« évolution émergente » pour caractériser ce processus qui, bien qu'inhérent à l'Espace-Temps, conduit inexorablement à l'émergence d'un niveau de réalité supérieur associé au « divin » (Deity).

C. L. Morgan

En 1923, Conwy Lloyd Morgan expose dans Emergent Evolution une conception émergentiste forte du monde et de l'évolution. Il établit une distinction entre les propriétés dites « résultantes », qui sont « seulement additives ou soustractives, et prévisibles », et les propriétés émergentes. Morgan distingue également les processus émergents des simples relations de causalité entre les phénomènes. Il nie que l'émergence soit une forme de causalité.

Morgan défend également le principe de « niveaux de réalité ». Le schéma fondamental de l'émergence selon Morgan est constitué de trois niveaux : le « niveau A » est le plus bas des trois, et il peut émerger au « niveau B » de nouvelles caractéristiques non prédictibles à partir des seules informations concernant le niveau A ; de même, de nouvelles propriétés peuvent émerger au « niveau C » qui ne sont pas déductibles à partir de la connaissance des niveaux A et B Morgan propose alors une image verticale de l'émergence, du bas vers le haut, avec un diagramme qui dépeint ce qu'il appelle un « schème pyramidal ». L'espace-temps constitue la base de cette pyramide, suivie de la matière, tandis que l'esprit se trouve proche du sommet, au-dessus de la vie. Morgan explique que cette pyramide est synoptique dans le sens où elle est censée comprendre toutes les entités naturelles, depuis les atomes et les molécules à la base du monde jusqu'aux êtres humains en haut, en passant par les minéraux, les plantes et les animaux. Toute entité dans le monde doit appartenir à un seul et unique niveau, dans un système hiérarchisé qui comprend tout. Toutefois, cette pyramide ne justifie pas une conception moniste de la réalité car chaque niveau de la pyramide est, selon Morgan, en substance différent du niveau sous-jacent.

Comme Samuel Alexander dont il s'inspire, C. Lloyd Morgan considère l'émergence du point de vue évolutif. Mais il s'oppose au principe de continuité darwinien et associe l'émergence à des « sauts » évolutifs. Contrairement à Alfred Russel Wallace, qui défendait également le principe des étapes évolutives (associé à des interventions divines), Morgan pense qu'il est possible de formaliser ces étapes par un procédé scientifique ne faisant intervenir que des mécanismes d'émergence. Ces mécanismes sont associés à une forme de causalité descendante et, en ce sens, ils peuvent faire l'objet de théorisations et de tests à caractère scientifique. Cette causalité part du haut de la pyramide (proche de l'esprit, donc), et influence chaque niveau sous-jacent (causalité descendante), contrairement à une conception réductionniste de la causalité selon laquelle ce sont nécessairement les entités de bas niveau qui ont une action causale sur les niveaux d'organisation supérieurs. Il existe également, au sein de chaque niveau, une « causalité horizontale » plus habituelle.

C. D. Broad

La publication en 1925 de The Mind and Its Place in Nature (« L'esprit et sa place dans la Nature ») de Charlie Dunbar Broad constitue le second moment majeur de l'émergentisme britannique. Broad propose l'émergence comme une troisième voie permettant de dépasser le débat entre les vitalistes — qui défendent l'idée d'une différence fondamentale entre la matière inerte et le vivant – et les mécanistes — qui défendent l'idée d'une nature entièrement mécanique, y compris pour les organismes vivants. Il introduit pour cela l'idée de « niveaux d'organisation » successifs, idée qui restera associée à la notion d'émergence. Pour Broad, même s'il n'existe bien qu'un seul type de substance physique composant tous les corps (monisme), on peut toutefois distinguer des agrégats de différents ordres, dont l'étude relève de différentes sciences spéciales hiérarchisées et non réductibles à la physique (comme la biologie, la psychologie, etc.). À cette fin, Broad distingue deux types de lois : les lois « intra-ordinales » qui décrivent l'interaction entre les propriétés d'agrégats d'un même ordre, et les lois « trans-ordinales » qui connectent les propriétés d'un agrégat avec les propriétés des agrégats de l'ordre immédiatement inférieur. Par exemple, une loi intra-ordinale propre à la biologie peut caractériser l'interaction de neurones entre eux, tandis qu'une autre loi intra-ordinale propre à la psychologie peut caractériser l'évolution des états mentaux d'un individu, alors qu'une loi trans-ordinale pourrait connecter la présence de certains états mentaux avec certaines propriétés neuronales du cerveau. Dans ce schéma, il est important de noter que chaque loi trans-ordinale est considérée comme fondamentale, impossible à déduire des lois intra-ordinales inférieures. Elle se contente de décrire la « covariation synchronique » de propriétés d'un niveau donné avec une propriété émergeant à un niveau supérieur.

Ces principes sont compatibles avec la notion d'émergence faible, mais c'est dans le traitement spécifique du problème corps-esprit que Broad exprime des considérations plus proches de l'émergence forte. Selon lui, les lois intra-ordinales ne sont pas suffisantes pour expliquer l'esprit. Il postule alors l'existence d'un « centre mental » qui unifie les événements mentaux en un seul « esprit », constitué de « particules mentales » analogues aux particules physiques, mais fondamentalement différentes d'elles. Cette position est proche du dualisme, mais selon Clayton, elle s'en distingue toutefois nettement et constitue plutôt une position d'émergentisme fort. En effet, un dualiste postule a priori l'existence d'une substance mentale et en déduit l'existence d'événements mentaux, tandis que Broad procède à l'inverse et considère l'esprit en tant qu'émergeant à partir des entités mentales élémentaires.

Un concept réinvesti depuis les années 1970

Le développement de la mécanique quantique, qui a fourni une explication physique aux liaisons chimiques, puis de la biologie moléculaire, ont consacré l'approche réductionniste dans les sciences de la nature à partir de l'entre-deux-guerres. Mais un intérêt renouvelé pour le concept d'émergence se fait jour depuis les années soixante-dix, avec l'essor de deux nouveaux champs scientifiques : d'une part les sciences cognitives et la philosophie de l'esprit, qui vont réintroduire l'émergence dans leur analyse des rapports entre le cerveau et l'esprit ; d'autre part l'étude des systèmes complexes, à l'interface entre physique, mathématiques, informatique et biologie, qui va mobiliser cette idée pour mieux appréhender l'apparition de comportements collectifs globaux dans toute une classe de systèmes composés d'un grand nombre de constituants en interaction.

  1. S. Alexander, Space, Time and Deity, The Gifford Lectures At Glasgow, Vol. I, Kessinger Publishing, 2004,