La fin du monde par la science (livre)

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Présentation du livre

LA FIN DU MONDE PAR LA SCIENCE, Eugène HUZAR, 160 pages, Textes choisis, introduits et annotés par Jean-Baptiste Fressoz et François Jarrige, éditions è®e (parution le 10 octobre)

Introduction par Jean-Baptiste Fressoz : Catastrophisme et théories du risque :

  • Huzar et l’avènement de la société industrielle
  • Huzar, La Fin du monde par la science et L’Arbre de la science

Postface par Bruno Latour :

  • Le risque écologique traité à la hussarde

La réédition de l’oeuvre de Huzar (1855), oublié et fascinant, présente plusieurs intérêts. Pour l’histoire des sciences tout d’abord, cette oeuvre illustre les doutes et les incertitudes qui ont accompagné l’ascension des sciences dès le XIXe siècle. Elle fournit aussi un repère extrêmement intéressant dans la genèse des débats actuels sur les théories du risque et de la précaution. La conception catastrophiste du progrès de Huzar et sa proto-théorie du risque démontrent en effet que les premières réflexions sur le risque sont contemporaines des révolutions scientifiques et techniques du XIXe siècle, ce qui permet de relier les débats écologiques et philosophiques contemporains (H. Jonas, U. Beck, Dupuy) à une longue histoire de critiques de la techno-science moderne. Eugène Huzar fut un avocat et un savant autodidacte, auteur de deux livres en particulier : La Fin du monde par la science (1855) et L’Arbre de la science (1857). Dans ces ouvrages jamais réédités depuis le second Empire, il réfléchit aux transformations scientifiques et techniques de son temps : la vaccination, le moteur à vapeur, le chemin de fer, la chimie, la déforestation, etc. Il rend compte du choc ressenti face à l’avènement de la société industrielle. Ni romantique désolé par la laideur du monde industriel, ni réactionnaire nostalgique du passé rural, il se présente lui-même comme un ennemi du «progrès aveugle» qui marche sans compas et sans guide, et dénonce la «science impresciente», incapable de prévoir l’impact de son action. Dans ses ouvrages, il décrit longuement des crises à venir comme la modification du climat, la déforestation, la pollution, les accidents à grande échelle. Pour y faire face, il prévoit la mise en place d’une «édilité planétaire », une forme de gouvernement mondial chargé de réguler le changement. Ces ouvrages ont suscité la polémique : réédités à trois reprises en même temps que les premières grandes expositions universelles qui honoraient le progrès, ils ont suscité la polémique, car ses prévisions catastrophistes apparurent à contre-courant. Jules Verne y puisa sans doute certaines de ses visions, mais l’auteur reste inconnu des historiens des sciences.

Critiques du livre

Par Flipo Fabrice

(Ingénieur, docteur en philosophie des sciences et techniques. Membre du comité de rédaction de Mouvements)

Pourquoi ce texte? Historien des sciences, Jean-Baptiste Fressoz est convaincu que les débats actuels sur la "société du risque" ne datent pas d’hier mais qu’ils naissent avec la Révolution industrielle, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Armé de la sociologie de Bruno Latour, qui post-face le livre, l’auteur prend Eugène Huzar, prophète oublié de "la fin du monde par la science", comme un témoin de cette évolution. Du fait de son parcours particulier, Eugène Huzar, sorte d’anti-Jules Verne, n’a pas été converti à l’idéologie productiviste et hygiéniste qui s’applique à justifier l’industrialisation auprès de l’opinion à partir des années 1830. Il en résulte une sorte de lucidité étrange.


Critiques Lu au 20ème siècle, Eugène Huzar nous paraît un drôle d’oiseau. Au cœur du 19ème siècle, il prévoit la fin du monde par la science, affirme que c’est là un destin inéluctable, inscrit dans l’humanité, et en même temps il nous propose quelques remèdes pour retarder l’échéance. Il affirme avec force que le chemin de fer est le meilleur garant de l’unité humaine, que le progrès va nous mener vers un nouvel âge d’or, et en même temps que le péché d’orgueil finira par nous ramener vers les âges sombres qui ont suivi la chute hors de l’Eden. Pour Huzar, qui est croyant, « Eden » n’est pas autre chose que le nom d’une civilisation technologique avancée du passé. Comme l’histoire est cyclique, ce passé est notre avenir : si Adam a connu la Chute, c’est parce qu’il a goûté à l’arbre de science, en oubliant l’arbre de vie. La science contre laquelle Huzar nous met en garde n’est pas n’importe quelle science : c’est la science expérimentale, celle qui ne connait qu’a posteriori, quand l’expérience est faite. La science contemplative ne présente pas ce problème : elle connait sans agir sur le monde, donc sans le mettre en danger. Mais, ne permettant pas d’agir sur le monde, cette science contemplative ne génère pas le progrès, qu’Huzar identifie avec l’industrie. Le progrès, c’est la transformation du monde, avec tous les risques que cela comporte. Huzar propose donc de « balancer » la science expérimentale par différents dispositifs dont le premier n’est pas sans rappeler le principe de précaution : « ne pas tenter d’expériences capitales sans avoir l’assurance qu’elles ne peuvent rien troubler dans l’harmonie des lois de la nature ». Le second, l’idée d’instaurer à l’échelle globale un organisme scientifique capable de réguler l’usage du monde, de telle manière à coordonner les efforts et éviter les catastrophes, fait immanquablement penser au GIEC, Groupe Intergouvernemental d’Etude du Climat. Enfin le dernier moyen, ressusciter l’importance de « l’arbre de vie », celui qui est capable de « prescience » (connaissance des conséquences vitales) et non pas simplement « d’imprescience » (ignorance des conséquences vitales), revient déjà à conclure qu’il n’y a pas d’évaluation des risques qui soit neutre sur le plan normatif, sur le plan des valeurs.


On l’a compris : ce texte aborde des questions très actuelles. Comme le dit Jean-Baptiste Fressoz, Huzar ne doit être vu ni comme un prophète oublié ni comme un farfelu. Huzar témoigne simplement d’une histoire largement oublié : celle des doutes et des critiques qui ont accompagné l’industrialisation. C’est là l’intérêt de ce livre. Trop souvent, cette période est présentée comme synonyme d’émergence de la Raison, de désenchantement du monde, livré au calcul mathématique et à la frénésie productiviste aveugle. A contrario, Huzar pointe très bien les limites de la science expérimentale, élevée un peu trop facilement par l’épistémologie contemporaine au rand de parangon de toute science possible. Il montre bien le lien entre « connaissance et intérêt », thème développé plus d’un siècle plus tard par Habermas. Finalement, si Huzar est aussi représentatif de son siècle que le disent les éditeurs, alors le mystère n’est plus de savoir pourquoi l’humanité a connu une si longue nuit avant de parvenir à la lumière, comme l’affirment les histoires classiques des sciences et techniques, mais plutôt de savoir comment a pu s’imposer l’idée que l’industrie et la science expérimentale conduiraient forcément à la lumière, éclipsant, si l’on peut dire, tous les Huzar du 19ème siècle, ainsi que leurs prédécesseurs, jusqu’à cette situation récente que l’on caractérise parfois comme « crise environnementale », dont la nature n’est pas encore élucidée. Quelles sont donc les forces à l’œuvre ? Est-ce l’orgueil, comme le pense Huzar ? On pourra objecter à Huzar le fait qu’il néglige largement les forces économiques, l’appât du gain. Voilà une motivation qui a peut-être à voir avec les risques pris, même si les industriels de l’époque, dans leurs commentaires sur le livre de Huzar, ont assuré que la perspective de profit suffisait à rendre l’industriel prudent, une catastrophe se répercutant directement dans les comptabilités. Les faits témoignent pourtant aussi en sens inverse, à commencer par la crise financière que nous traversons. A en juger par le montant des pertes, le moins qu’on puisse dire est que les placements n’ont pas été guidés par le principe de moindre risque – sauf peut-être pour Warren Buffet, encore faudrait-il attendre la fin de l’histoire pour en juger. La littérature sur les conflits « écologiques » et les « lanceurs d’alerte » (Huzar se considère comme une « sentinelle ») montre à quel point les conflits avec les intérêts économiques sont forts. Huzar n’en dit mot. La récurrence de ce conflit invite à en savoir plus, à savoir comment les intérêts économiques ont réussi à triompher, jusqu’à ce jour, de ces oppositions, et comment.


Eugène Huzar passe aussi sous silence la question des inégalités : tout le monde n’est pas égal face aux risques. On ne peut ignorer que les premières classes ont proportionnellement mieux survécu au naufrage du Titanic, et l’on vérifie aujourd’hui comment l’Etat vient au secours des traders, pas des ménages pauvres qui ont été expropriés suite à la hausse des taux d’intérêts de leur crédit immobilier. Si la science est genrée, elle est aussi socialement marquée. Huzar témoigne d’un certain désintérêt pour cet aspect des choses, et là aussi il rappelle une certaine vision contemporaine de l’écologie politique, qui se présente comme « objective ». Huzar envisage l’humanité comme un tout et se réfère sans cesse à un « homme » théorique et homogène, probablement de sexe masculin.


Ces omissions ne sont pas neutres. On ne peut manquer de faire le rapprochement entre les omissions, le milieu social dans lequel Huzar évolue et les remèdes proposés, en particulier cette idée d’un gouvernement mondial des scientifiques. D’autant que ce même milieu social – celui de l’industrie - propose encore aujourd’hui des remèdes très similaires. L’absence d’analyse sociale du risque conduit Huzar à prôner une solution platonicienne en contradiction avec ce qu’il a lui-même affirmé ailleurs : comment un tel gouvernement pourrait-il chercher sa raison, si ce n’est dans ses propres valeurs, qui différeront d’autant plus de celles de ses administrés qu’il se drapera dans l’objectivité ? Dès lors le débat est renvoyé à la question démocratique, qu’Huzar n’effleure même pas. Il ne lui vient pas un instant à l’idée que le débat sur les risques pourrait – et même : devrait – être un débat partagé avec le reste de la société. Les propos d’Huzar peuvent ainsi être replacés dans leur contexte : celui d’un industriel parlant à d’autres industriels, faisant part de ses craintes, de doutes, mais ne remettant jamais en cause sa position de pouvoir.


Par Zin Jean

C’est un livre extraordinaire que nous offrent les éditions è®e avec des extraits de 2 ouvrages d’Eugène Huzar parus en 1855 (La fin du monde par la science) et 1857 (L’arbre de la science) non sans un certain écho à l’époque. C’est l’introduction de Jean-Baptiste Fressoz qui est la plus passionnante mais la postface de Bruno Latour sur ce "zozo" vaut le détour aussi, fustigeant "cette manière insensée, autodidacte, prophétique, outrancière, de parler de la Terre et du sort qui l’attend aux mains de la Science et de la Technique".

En fait, il n’y a là qu’une resucée des thèmes chrétiens du péché originel d’avoir goûté à "l’arbre de la science" (on pourrait y ajouter la tour de Babel), la seule originalité étant de faire de la chute un phénomène cyclique ("ce qui a été sera") destiné à se répéter : "L’orgueil de la science, ce vieux péché du monde, qui a été la cause de la chute de l’homme dans le passé, sera encore cause de sa chute dans l’avenir".

On y trouve la préfiguration de nombreux thèmes de science-fiction et du catastrophisme contemporain avec cette "archéologie du futur" qui se projette avec délectation dans le spectacle des ruines de la civilisation. Au-delà de la crainte que le canal de Panama ou l’extraction du charbon ne déséquilibrent la Terre ou qu’on arrive même à enflammer les mers ( !), on trouve des craintes plus raisonnables comme le dérèglement du climat à cause du CO2 ou les risques induits par une complexification devenue incontrôlable et multipliant les risques ! Tous les thèmes de "la société du risque" sont déjà là.

Le plus intéressant pourtant, c’est de voir comme ce catastrophisme se nourrit de l’utopie technologique et de la croyance dans un progrès infini qui bute sur la fragilité d’une Terre finie. On y retrouve la croyance que la diffusion des lumières, de l’écriture et de la science nous ferait accéder à un nouveau stade cognitif reliant toute la Terre avec des réseaux télégraphiques (les réseaux étaient déjà l’objet de l’admiration de Kropotkine et même de Lénine : le communisme c’est le socialisme plus l’électricité voulait dire plus les réseaux qu’ils soient électriques, postaux ou des chemins de fer).

On peut même y voir une préfiguration de la critique des nanotechnologies, plus justifiée peut-être quand on songe à l’utilisation des gaz de combat (peu maniables pourtant) ou à l’extermination de juifs :

"En voyant ces atomes infiniment petits, produits par la science ; ces fluides invisibles, impondérables ; ces gaz intangibles, produire des effets si terribles, si inattendus ; nous nous sommes demandé si l’homme, étendant sans cesse sa domination sur les énergies de la nature, n’amènerait pas fatalement, et malgré lui, une de ces catastrophes dernières qui sont le dernier jour du monde".

Références bibliographiques