Espace et temps dans les sciences du vivant : nouvelles perspectives pour la recherche en didactique-old

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Texte intégral : Maryline Coquidé, Michèle Dell’Angelo, Stanislas Dorey, Corinne Fortin, Magali Gallezot, Sandrine Henocq, Faouzia Kalali, Jean-Marc Lange et Guy Rumelhard, « Espace et temps dans les sciences du vivant : nouvelles perspectives pour la recherche en didactique », RDST [En ligne], 4 | 2011, mis en ligne le 15 février 2014, consulté le 07 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/rdst/512 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdst.512

Résumé

Les travaux de la biologie intégrative remettent en cause le déterminisme strict de l’organisation spatiale et temporelle du vivant. Ce texte, travail collectif de notre groupe d’étude et de réflexion, étudie les changements de l’approche de l’espace et du temps, principalement issus de l’émergence en recherches académiques de la biologie intégrative, et relève leurs principales implications didactiques. Un examen de l’anticipation, comme rapport spécifiquement biologique au temps, constitue un premier exemple d’appréhension originale du temps biologique. Les interactions moléculaires spatiales, leurs enseignements actuels et leurs dimensions stochastiques issues de la biologie intégrative, sont ensuite étudiées à partir de quatre exemples : les interactions spatiales entre molécules, les interactions spatiales au sein des structures cellulaires hétérogènes, les interactions organismes milieu, les interactions spatio-temporelles dans l’ontophylogenèse. Une synthèse de nouveaux besoins éducatifs et de recherche, impulsés par les avancées de la biologie intégrative, est proposée.

Mots-clés

didactique des sciences, sciences de la vie, biologie intégrative, relations spatiotemporelles, processus stochastique

Keywords

science education, life sciences, integrative biology, spatiotemporal relations, stochastic process


Introduction

Dans les manuels scolaires et dans les programmes d’enseignement du secondaire, les différents niveaux d’organisation du vivant (molécules, cellules, organes, organismes) sont décrits comme des unités, homogènes et stables, issues de l’expression des gènes, laquelle est déterminée par le codage de l’information génétique. Mais aujourd’hui, cette approche de l’expression génétique est battue en brèche par de nouveaux travaux, menés en biologie intégrative, c’est-à-dire dans la modélisation des relations et des interactions entre différents niveaux d’organisation du vivant. La biologie des systèmes recherche la « logique d’ensemble d’un processus biologique de niveau supérieur, et […] l’éclairage que cela pourrait amener quant au fonctionnement des niveaux inférieurs et quant à l’évolution de l’ensemble » (Noble, 2007, p. 105). Elle est fondée sur la recherche d’une explication intégrative impliquant des approches ascendantes et descendantes.

Plus que le renouvellement ou l’actualisation des connaissances, avec la biologie intégrative on assiste à une remise en cause du déterminisme génétique strict de l’organisation spatiale et temporelle du vivant, au profit d’un déterminisme aléatoire et de la stochasticité de l’expression génétique. Il en résulte, tant sur le plan méthodologique que conceptuel, des bouleversements fondamentaux en biologie de recherche. La biologie intégrative s’appuie non plus sur un déterminisme laplacien strict mais sur un déterminisme aléatoire de l’expression génétique, ce qui oblige à introduire des dimensions stochastiques dans les interactions spatio-temporelles biologiques.

Ainsi, le concept d’anticipation, comme présentation d’un rapport spécifiquement biologique au temps, est considéré ici comme un exemple d’appréhension originale du temps en sciences du vivant. Après l’examen des principaux apports des recherches biologiques actuelles, nous pointons les implications didactiques d’une prise en charge, dans l’enseignement, des dimensions spatio-temporelles du vivant correspondant aux apports de la biologie intégrative.

Un rapport spécifiquement biologique au temps : l’anticipation nommée aussi protension

Le vivant présente plusieurs rapports au temps : temps passé qui implique mémoire, temps présent, temps à venir, temps réversible ou non, temps des lois physico-chimiques, temps des événements contingents, temps des probabilités, temps cyclique, etc. Nous insisterons ici sur un aspect particulier, celui du temps à venir que nous nommerons provisoirement anticipation. Il y a là un rapport au temps à venir qui est original et spécifique au monde vivant. Le physicien Francis Bailly et le mathématicien Guiseppe Longo s’intéressent aux relations entre « mathématiques et sciences de la nature » et plus spécialement à « la singularité physique du vivant » (2006). Ils nomment le temps à venir protension, pour le distinguer du mot anticipation surchargé d’anthropomorphisme. Conceptualiser le temps est un difficile problème de physique théorique, comme le soulignent quatre articles du récent numéro spécial de la revue Pour la Science (Mangin, 2010). La biologie théorique, scotomisée par beaucoup de biologistes et dont il ne faut pas s’étonner qu’elle soit analysée par des physiciens et des mathématiciens, recherche aussi une temporalité propre qui la distingue de la matière inerte et qui la maintient à distance de la physique et de la mécanique. Quand on envisage les caractéristiques biologiques spécifiques du vivant par rapport à la physique ou la chimie de la matière inerte, pour lutter contre le réductionnisme de certains biologistes, on pense, par exemple, à la croissance, à la reproduction, à l’évolution, à la pathologie, à l’erreur, à la monstruosité, à la normativité, à la mémoire individuelle ou collective, mais très rarement à l’anticipation.

Quand il s’agit de l’espèce humaine, cette notion d’anticipation dans son aspect social et culturel semble évidente et banale. La question que l’on se pose est de savoir si cette anticipation existe au niveau « strictement » biologique chez les hommes et chez les animaux, c’est-à-dire s’il existe une anticipation qui ne soit pas « apprise » par conditionnement ou culture et mémorisation, une anticipation sans une mémoire qui résulterait d’une mémorisation pendant la vie de l’individu. Il faut cependant envisager la sélection d’une mémoire au cours de la phylogénie.

D’une certaine façon, cette notion commune humaine est un obstacle à cette conception du temps anticipé (protension) car les concepts scientifiques de préformation, de prédétermination, de programme génétique, de surveillance immunitaire, d’alarme et de stress ont été trop facilement acceptés et ont trop banalisé cette idée, liée à un anthropomorphisme que soulignent les mots construits avec les préfixes « pro » ou « pré » dans les domaines théâtral, littéraire, sportif, agricole, alimentaire, médical ou religieux1. L’homme imite parfois la nature, ou bien invente des procédés d’anticipation et formalise le principe de son activité sous le terme de principe de précaution, une traduction erronée du mot allemand Vorsorgeprinzip qui signifie anticipation ou prévoyance.

Francis Bailly et Giuseppe Longo (2006) proposent également d’introduire le concept de rétension qui tente d’isoler symétriquement une mémoire strictement biologique en amont de la mémoire culturelle, sociale et historique construite par l’homme.