Histoire des sciences et enseignement du modèle de la tectonique des plaques - Texte Intégral

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RÉSUMÉS

Les programmes de SVT des collèges et des lycées nous proposent une nouvelle fois d’introduire des éléments d’histoire des sciences dans l’enseignement de cette discipline. Le projet de programme de première scientifique envisage même de s’appuyer sur une démarche historique pour enseigner le modèle de la tectonique des plaques. La lecture de ces instructions nous montre, une fois de plus, une histoire particulière au service d’un discours sur ce que serait la science ou un modèle scientifique. L’article se propose, à travers cette étude de cas et une revue de 150 ans d’enseignement des SVT, de discuter de la nature de l’histoire des sciences proposée à l’enseignement et de la portée des instructions.

Mots-clés :histoire des sciences, tectonique plaque, Wegener (Alfred)

Introduction

La réforme des lycées, mise en œuvre en classe de seconde à la rentrée 2010, s’accompagne de nouveaux programmes et projets de programmes. Le programme de SVT de la classe de première scientifique propose l’introduction d’une démarche historique pour présenter la tectonique globale. « Les grandes lignes de la tectonique des plaques ont été présentées au collège. Il s’agit, en s’appuyant sur une démarche historique de comprendre comment ce modèle a peu à peu été construit au cours de l’histoire des sciences et de le compléter » (MEN, 2010). Les références à l’histoire des sciences et à la démarche historique sont explicites. Cet intérêt pour l’histoire est partagé par les autres disciplines scientifiques et exprimé depuis des années, mais sans qu’il y ait eu véritablement d’enseignement historique des sciences et des techniques. Recherches en didactique des sciences et des techniques et recherches en histoire des sciences et des techniques se rejoignent au moins sur cette question de « quelle science » programmes et directives nous proposent d’enseigner en collèges et en lycées. La question intéresse l’historien de l’enseignement mais aussi l’historien des sciences, au moins pour le discours que ces invitations et incitations officielles tiennent explicitement ou implicitement sur la nature et les objectifs des sciences et de l’histoire des sciences. Peut-on inciter dans un programme à l’introduction d’une démarche historique sans préciser de conditions pour sa mise en œuvre ? La place et l’usage historiques qui ont été faits à cette discipline dans l’enseignement secondaire et supérieur obligent à quelques précautions. C’est de l’enseignement des sciences qu’il s’agit et de l’histoire des sciences au sein de celui-ci. Nous nous proposons dans cet article de confronter, à travers l’exemple que nous offre ce programme pour la classe de première scientifique, l’histoire du modèle de la tectonique des plaques qui y est exposée et l’histoire des idées mobilistes et du modèle de la tectonique des plaques que nous proposent les recherches en ce domaine. Il ne s’agit pas, qu’on ne se méprenne, de juger d’éventuelles différences factuelles et de relever des inexactitudes, des manques ou des approximations, nous le ferons toutefois au besoin, mais, au-delà et fondamentalement, d’éclairer la nature de l’histoire qu’il est proposé d’enseigner à des enseignants de SVT qui ne sont pas, généralement, historiens de formation. Cette étude de cas, si elle présente un intérêt pour elle-même, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un contenu d’enseignement à mettre en œuvre en 2011 dans toutes les classes de première scientifique, est à situer dans un cadre et un temps plus larges. C’est ce que nous ferons dans une deuxième partie, en replaçant ce cas dans une dimension historique à travers l’étude de la place de l’histoire des sciences et de la démarche historique dans l’enseignement secondaire des SVT depuis le milieu du XXe siècle. Cette mise en contexte nous permettra de discuter, en conclusion, de l’histoire des sciences que ces textes proposent d’enseigner. Cette discussion ne pourra faire l’économie d’interrogations sur la formation de ceux qui sont invités par ces textes officiels à enseigner cette histoire.

1. Une histoire du modèle de la tectonique des plaques

L’ambition affichée par ce programme est la compréhension du modèle actuel de la tectonique des plaques par l’étude de quelques étapes de son histoire jugées significatives. Ce jugement, qui retient de l’histoire des éléments considérés comme des étapes dans la construction du modèle, exprime d’emblée une vision linéaire et progressive qu’il s’agirait d’étudier rétrospectivement, régressivement. C’est en partant du modèle actuel qu’ont été déterminées des étapes conceptuelles ensuite recherchées historiquement. Cette étude historique « donne l’occasion de comprendre la notion de modèle scientifique et son mode d’élaboration. Il s’agit d’une construction intellectuelle hypothétique et modifiable » (MEN, 2010). C’est une construction de l’histoire ou plutôt une reconstruction qui est alors proposée au service d’une démonstration. C’est une narration de la science. Un modèle serait une construction affinée et précisée au cours du temps. Sa valeur prédictive constituerait un élément déterminant de son évolution par la découverte de faits nouveaux qu’elle permettrait. Les faits détermineraient alors l’étayage du modèle et son perfectionnement. Les progrès techniques étant sous-entendus comme conditions de découverte de faits nouveaux, ils accompagneraient le perfectionnement du modèle. L’histoire du modèle de la tectonique des plaques est donc un outil au service d’une épistémologie scolaire.

1.1. Les premières idées évoquant la mobilité horizontale

La première des « tapes significatives » retenues est « la naissance de l’idée ». D’emblée le titre se heurte au contenu, car s’il s’agit dans cette première étape de reprendre historiquement la naissance de l’idée d’une tectonique des plaques, on y propose en fait d’y exposer les premiers arguments de Wegener en faveur d’une translation des continents. On établit ainsi un lien direct entre le modèle de la tectonique des plaques, qui fondamentalement ne prend corps qu’une fois la surface du globe pensée en termes de plaques mobiles, et le modèle de déplacement des continents à la surface des océans construit par Wegener. Historiquement le rapprochement est à discuter, car la filiation, si filiation il y a, n’est pas directe. Didactiquement le rapprochement conceptuel qu’il peut provoquer en situation d’apprentissage et de construction du concept de plaques (lithosphériques), risque de produire quelques confusions, voire d’introduire un rapprochement qui pourrait constituer une difficulté supplémentaire à surmonter. Si l’obstacle est dans la pensée de celui qui apprend comme nous le croyons depuis Bachelard, le rapprochement génétique suggéré entre modèle de la tectonique des plaques et modèle de Wegener peut sinon générer, au moins conforter l’obstacle.

Cette présentation de l’histoire d’un modèle conduit à rechercher et à identifier des précurseurs, ce que les historiens des sciences ont dénoncé depuis longtemps comme un non-sens, sinon une mystification.

  • 1.1.1. Naissance de l’idée

5Cette présentation de la naissance de l’idée situe au début du XXe siècle les « premières idées évoquant la mobilité horizontale ». Le projet de programme mis en ligne sur le site Internet du ministère au printemps 2010, parlait des « premières intuitions ». Corrigé dans le texte officiel publié en septembre 2010, le choix initial de ce terme traduisait, nous semble-t-il, une représentation commune de l’émergence des idées scientifiques. Au-delà du terme choisi pour désigner la théorie de Wegener et du jugement qu’il pourrait traduire, c’est aussi une erreur historique qui est à relever car les idées mobilistes ne naissent pas au début du XXe siècle. L’histoire de la mobilité des continents ne peut être présentée en faisant l’impasse sur le XIXe siècle.

Mott T. Greene (1982) dans son histoire de la géologie au XIXe siècle distingue trois théories tectoniques globales antérieures à Wegener. Gabriel Gohau (2010), s’il délaisse le modèle tectonique de Thomas C. Chamberlin, de portée plus réduite selon lui, confirme le rôle majeur et antérieur des modèles tectoniques d’Élie de Beaumont, puis d’Eduard Suess (1897). Wegener se réfère explicitement au modèle de Suess, on ne peut donc pas le passer sous silence. L’histoire que nous propose ce projet de programme oublie tout simplement le contexte. Il est pourtant impossible de comprendre en quoi la théorie de Wegener est une révolution scientifique au sens de Kuhn, si on fait l’impasse sur les cadres paradigmatiques de la géologie d’alors et notamment sur la théorie du refroidissement séculaire. La Terre, en se refroidissant depuis son origine, se contracte et ses contractions déterminent des affaissements et des soulèvements générateurs des reliefs terrestres. Suess ajoute à cette tectonique verticale développée par Élie de Beaumont, une tectonique tangentielle, secondaire, mais génératrice de plissements et responsable de la formation des chaînes de montagnes. Marcel Bertrand (1887) va plus loin et décrit la chaîne alpine en lien avec la formation de nappes de charriage, vastes déplacements tangentiels des terrains les uns sur les autres. Mais, l’apport de Suess est encore plus important, car en créant le terme de Gondwana, comme une unité géographique ancienne, sur des critères paléontologiques, il dépasse la géographie classique et prépare le dépassement de la théorie de la permanence des océans et continents. Il ne faut plus se contenter des figures de la Terre que l’on observe aujourd’hui, pour penser hier, il faut penser autrement les figures de la Terre d’hier. C’est lui également qui propose de diviser verticalement le globe en trois couches concentriques : au cœur un alliage nickel-fer (le Nife), à la surface une couche rocheuse formée essentiellement des éléments silicium et aluminium (le Sial) et, entre les deux, une couche de roches caractérisée par les éléments silicium et magnésium (le Sima). On peut difficilement ignorer ces apports pour comprendre le cadre dans lequel Wegener établit sa théorie. Il ne s’agit pas d’intuitions et elles sont encore moins premières. Wegener ne fait pas qu’évoquer la mobilité horizontale, il la pose comme nécessité explicative et unificatrice d’un ensemble d’observations convergentes, parfois anciennes, parfois récentes.

  • 1.1.2. Série de constatations ou modèle ?

Trois types de constatations de statuts différents sont évoqués dans ce programme : la distribution bimodale des altitudes, les tracés des côtes, la distribution géographique des paléoclimats et de certains fossiles. Curieusement, le nom d’Alfred Wegener, qui figurait dans le projet de programme, a été retiré du texte définitif, alors même que le choix de ces types de constatations renvoie explicitement à l’auteur. Si on peut souvent dénoncer en histoire des sciences une personnalisation excessive des idées, référées uniquement à tel ou tel nom, on tombe ici dans l’excès inverse, tout aussi choquant, en effaçant le nom de l’auteur de la théorie qu’on se propose d’étudier ! Quelle justification peut-être avancée ? Revenons à ce terme de constatation, employé dans ce programme. Wegener, dès ses communications de 1912 (Wegener, 1912a, 1912b), ne se contente pas d’exposer quelques constatations, il propose une explication de l’origine des grandes structures terrestres que sont les continents et les bassins océaniques. Il expose une théorie des translations des continents. Il met en avant l’existence d’unités géologiques continentales qui semblent interrompues par la mer et cherche à démontrer qu’il ne peut s’agir d’un hasard. Il expose sa théorie contre la théorie plus ancienne des continents submergés, acceptée durablement selon lui uniquement parce qu’elle s’opposait à la théorie de la permanence des océans. Prudent, il revendique sa théorie comme une hypothèse de travail à développer, conscient de ses propres limites. Son travail s’intègre dans la réflexion sur la formation des chaînes de montagnes, objet déjà de près d’un siècle de discussions (Gohau, 1983). Il situe également son hypothèse par rapport à celle de Taylor (1910), exposée en 1908, lors du meeting annuel de la Geological Society of America et publiée en 1910. Wegener s’inscrit dans une histoire des idées, dans un cadre théorique, dans la continuité des discussions de la communauté géologique, mais il s’y inscrit de manière originale par sa démarche. Il n’est pas coupé des débats en cours : il les connaît fort bien et tente de les dépasser en y introduisant des éléments nouveaux. Extérieur jusque-là par ses publications à la communauté des géologues, paléontologues et géophysiciens, il en connaît cependant les apports, les cadres théoriques et les débats.

Ses deux communications de janvier 1912, publiées quelques mois plus tard dans des revues allemandes de rang international, sont prolongées par son ouvrage de 1915 : Die Entstehung der Kontinente und Ozeane (Wegener, 1915). Il existe trois rééditions revues et augmentées par Wegener et une édition posthume publiée en 1936 par son frère Kurt Wegener. L’ouvrage fut traduit en français, en anglais, en russe, en suédois et largement lu et discuté, surtout à partir de 1924 (Wegener, 1924), par la large diffusion de la traduction anglaise et par sa présentation dans les revues Nature, Science et Geological Magazine. Son rejet, surtout par la communauté géologique et géophysique américaine, est l’expression d’une opposition paradigmatique et épistémologique fondamentale et pas seulement la conséquence d’un argumentaire insuffisant (Oreskes, 1999).

Wegener propose de considérer la géographie de la surface du globe comme changeante au cours des temps géologiques. Il n’y aurait pas de permanence des océans et des continents, comme le défend la communauté des géologues américains depuis le milieu du XIXe siècle selon les thèses de James D. Dana et James Hall, clairement résumées par Bailey Willis en 1910 (Willis, 1910). Les continents formés de roches de moindre densité flotteraient, selon Wegener, sur les fonds océaniques et se déplaceraient à la surface du globe, entraînant des collisions et accrétions. Ainsi se serait formé un continent unique, la Pangée, à la fin du Paléozoïque. Ce Ur Kontinent se serait ensuite fragmenté au cours du Mésozoïque et les blocs continentaux ainsi formés auraient migré jusqu’à déterminer la géographie actuelle. Les structures majeures de la surface du globe, telles les chaînes de montagnes, les rifts continentaux et les arcs d’îles océaniques – si on utilise une terminologie moderne pour les désigner – résulteraient du déplacement de ces blocs. Wegener réconcilie dans son modèle la théorie de l’isostasie développée par Clarence Dutton et le modèle de super-continent de Suess. Les communautés de faunes et flores carbonifères et permiennes d’Amérique du Sud, d’Afrique, d’Inde, de Madagascar, d’Australie et d’Antarctique avaient conduit Suess à imaginer l’existence d’un super-continent carbonifère-permien, le Gondwana. L’existence de ce Gondwana reposait sur une nécessité paléontologique : il n’était pas possible d’expliquer ces affinités de faunes et de flores autrement qu’en postulant une continuité physique ancienne entre continents actuels. Mais le modèle de Suess ne voyait dans la séparation géographique actuelle de ces continents que l’expression des effondrements continentaux déjà proposés par Élie de Beaumont. Suess raisonnait dans le cadre du paradigme du refroidissement séculaire générant des effondrements. Son modèle était incompatible avec celui de l’isostasie génétiquement opposé à celui de la contraction thermique.

  • 1.1.3. Les modèles d’isostasie

Les observations géodésiques et les hypothèses de George Everest, John Pratt et George Biddell Airy avaient conduit le géologue Clarence Dutton à proposer le terme d’isostasie et à l’instituer rapidement comme une théorie de la Terre. Osmond Fisher, en tentant de démontrer mathématiquement la justesse du modèle de contraction thermique, était arrivé à son invalidation. La contraction thermique était insuffisante pour créer les reliefs observés à la surface du globe. Modifiant alors son modèle primitif de Terre entièrement rigide pour un modèle avec une couche fluide comme substratum des continents et des océans, Fisher développait à son tour un modèle d’équilibre (d’isostasie) où les continents allégés par érosion remonteraient, tandis que les bassins océaniques comblés par les sédiments s’enfonceraient. Ce mécanisme permettrait alors d’entretenir la permanence des océans et des continents. Fisher reprenait le modèle d’Airy mais, au lieu de considérer la densité de la croûte comme uniforme, il distinguait une croûte océanique, plus dense que la croûte continentale. Son modèle réduisait la théorie de la contraction, au moins dans la communauté anglo-saxonne qui y était déjà peu favorable. La théorie de l’isostasie de Dutton prétendait unifier la géologie et la géophysique. La déformation de la croûte terrestre était une réponse au rééquilibrage isostasique. L’érosion des continents entraînait une accumulation de sédiments dans les bassins océaniques marginaux, qui s’enfonçaient sous leur poids et repoussaient ainsi latéralement les roches du substratum. Ces déplacements latéraux généraient une fusion des roches du substratum et l’intrusion de magmas responsables de l’élévation des continents. Remontée continentale, liée à l’érosion et affaissement océanique, lié à l’accumulation, s’équilibraient et entretenaient la permanence.

Grove Karl Gilbert, en 1893, proposait d’expliquer la répartition bimodale des altitudes terrestres entre océans et continents par la rigidité des continents et le principe d’isostasie que venait de formuler Dutton. Les données bathymétriques, des expéditions du HMS Challenger (1872-1876) et du Blake (1877-1886) notamment, confortaient l’opposition entre plateau continental et plateau océanique (fonds océaniques). Gilbert, avant Wegener, y voyait un des problèmes fondamentaux que la géophysique naissante allait avoir à expliquer par la théorie de l’isostasie. À l’exception de Woodward, qui tentait d’associer les théories de l’isostasie et de la contraction thermique, la première rétablissant l’équilibre rompu par la seconde, ces deux théories opposaient deux camps. C’est dans ce contexte qu’il faut alors replacer les constatations de Wegener. Son modèle n’est donc pas un énoncé totalement nouveau (Oreskes, 1999) Pour une partie c’est une reprise des théories de l’isostasie, pour une autre c’est une reprise de l’idée de super-continent, de continuité continentale perdue, de Suess. Ce qui est tout à fait original et en rupture, c’est la réconciliation des deux théories. Le Gondwana de Wegener se fracture et les blocs divergent, là où Suess faisait s’effondrer des masses continentales à l’emplacement des océans actuels.

Wegener propose une autre solution géologique à un problème paléontologique et biologique mis en avant par Suess et soutenu par les communautés des biogéographes et des paléontologues. Les proximités biologiques entre espèces actuelles occupant des territoires (des continents) séparés par des mers et océans, et les identités de faunes et flores fossiles lors de périodes anciennes, obligeaient les paléontologues et biologistes à penser une continuité là où la géographie actuelle montrait des discontinuités terrestres. De même pour les biologistes qui ne pouvaient, dans le cadre paradigmatique de l’Évolution des espèces, imaginer que les mêmes espèces aient pu être produites sur des continents séparés.

Dans le cadre des théories géologiques de la fin du XIXe siècle, marquées par la permanence des océans et des continents du côté américain et par la théorie de la contraction du côté européen, la seule explication à ces distributions de faunes et de flores ne pouvait venir que de l’existence de continuités aujourd’hui disparues, c’est-à-dire de ponts continentaux entre les masses continentales actuelles. Empêcher les ponts continentaux de s’effondrer et de disparaître dans le substratum des océans c’était placer la biogéographie et la paléontologie face à un problème insoluble.

La découverte de la radioactivité, si elle conduisait rapidement à reconsidérer et à abandonner le paradigme du refroidissement séculaire en inversant même la situation (la Terre ne se refroidirait pas, elle s’échaufferait), posait un sérieux problème aux paléontologues. Leur explication par ponts continentaux était trop simple et pratique pour être abandonnée aussi vite. Elle perdura d’ailleurs dans l’enseignement universitaire français jusqu’aux années 1940 (Lemoine, 2004).

L’originalité et la pertinence de l’hypothèse de Wegener furent d’opposer l’isostasie aux ponts continentaux, car en réduisant cette solution, la place était libre pour désormais une autre hypothèse, celle d’une translation des continents. Il convenait toutefois de réduire également la théorie de la permanence des continents et pour cela de démontrer en quoi elle était incompatible avec les observations paléontologiques et le cadre évolutionniste. C’est ce que fait Wegener dans son ouvrage en unifiant, par sa théorie, observations paléontologiques et biogéographiques, et observations et théories géologiques et géophysiques.

  • 1.1.4. Discours sans auteurs et sans contexte

Ce programme semble vouloir se dédouaner de l’obligation historique de la mise en contexte des textes et des idées en précisant « qu’il ne s’agit pas d’une étude exhaustive des précurseurs de la tectonique des plaques, mais simplement de l’occasion de montrer la difficile naissance d’une idée prometteuse ». On est bien là, comme relevé plus haut, dans une histoire des précurseurs qui souhaite et pense séparer l’apport de quelques-unes des interactions entre membres d’une communauté scientifique. Ou plutôt, puisque ces auteurs ne sont même pas cités, on est là face à un programme construit sans véritable référence à des travaux d’histoire des sciences mais construit à partir de représentations communes. Cette limitation de l’éclairage historique à quelques aspects de l’œuvre de Wegener ne peut se justifier par l’impossibilité pratique et matérielle d’une étude historique exhaustive . Elle masque difficilement une conception d’une histoire des sciences qui pourrait faire l’impasse sur le contexte.

Passons sur l’idée prometteuse qui ne l’est qu’a posteriori (jugement du scientifique d’aujourd’hui qui, connaissant l’actuel, ne retient du passé que l’idée qui a duré et résisté jusqu’à s’imposer) et observons que si la naissance d’une idée nouvelle est difficile, c’est aussi parce qu’elle n’est pas seule et qu’elle doit faire avec ou contre un héritage et d’autres possibles, qui viennent la contester et tenter de la réduire. Il y a une situation tout à la fois a-historique et artificielle à vouloir présenter la naissance d’une idée en la réduisant en quelque sorte à son seul énoncé.

1.2. Le modèle sismique du globe

Le programme de la classe de 1re S indique : « ces idées [de Wegener] se heurtent au constat d’un état solide de la quasi totalité du globe terrestre établi, à la même époque, par les études sismiques » (BOEN, 2010). Tel quel c’est un anachronisme.

  • 1.2.1. Le modèle d’une Terre rigide

L’idée d’une Terre solide et rigide est une idée dominante du XIXe siècle, défendue par exemple avec force par William Thomson (1862) pour des raisons de pression interne. Si l’arrivée de magma en surface conduisait la plupart des géologues du XVIIIe siècle (mais également Élie de Beaumont et von Buch) à imaginer une Terre avec un intérieur liquide, les études sur la gravitation universelle forçaient à imaginer une Terre solide, seule capable d’expliquer l’absence de déformation de celle-ci malgré les lois de l’attraction entre corps célestes. L’astronomie physique imposait une rigidité terrestre. Pour William Hopkins, dans les années 1840, la Terre devait au moins être rigide sur un quart à un cinquième de son rayon mais, pour Thomson, elle devait l’être entièrement. Fisher contestait également cette idée de Thomson au motif que l’absence de marées crustales n’imposait pas une Terre entièrement solide. Une croûte rigide de 20 à 25 miles d’épaisseur devait suffire selon lui à assurer cette rigidité et l’on pouvait envisager dès lors sous cette couche rigide, une couche fluide (Fisher, 1881). Si la croûte était rigide parce que froide et le noyau solide pour cause de pression, entre les deux il pouvait exister une couche fluide sans contredire les contraintes des lois physiques. Ce modèle avec une couche fluide lui permettait dès lors de défendre son modèle de l’isostasie.

La défense d’une Terre solide s’appuyait sur des calculs mathématiques, qui permettaient par l’application des lois de Fourrier sur la dissipation de la chaleur, de déterminer l’âge de la Terre à partir du refroidissement progressif d’un globe initial en fusion. Reconsidérer la rigidité de la Terre c’était reconsidérer son âge avec les implications que cela pouvait avoir dans d’autres débats et controverses, notamment sur le temps nécessaire à l’évolution biologique. La contestation d’une Terre solide était nécessaire pour penser l’isostasie, c’est-à-dire prendre en compte des observations géodésiques et géologiques. Fisher, bien que théoricien lui aussi, était donc contraint à imaginer l’existence d’une couche fluide pour intégrer à la géophysique les observations géodésiques et géologiques. Contrairement à une idée courante, Wegener ne s’est pas trouvé face à une communauté soudée de géophysiciens étrangers aux observations et arguments de terrain. Les défenseurs de l’isostasie, qu’ils soient géologues, géodésistes ou géophysiciens de formation, militaient par nécessité inductive pour un substratum crustal à comportement plastique sinon fluide.

C’est donc une communauté géophysique partagée qui recevait la théorie de Wegener. Robert Woodward déclarait en 1889 (Woodward, 1889) ne pas voir d’issue à cette controverse avant des années, voire des dizaines d’années, alors même que Thomas C. Chamberlin se rangeait lui à cette nécessité isostatique de penser un substratum crustal plastique.

  • 1.2.2. Isostasie et mouvements horizontaux

L’idée de mobilité horizontale développée par Wegener pouvait donc s’appuyer sur l’idée défendue par les tenants de l’isostasie d’une Terre pas entièrement solide. La nécessité d’une couche plastique pour permettre les mouvements verticaux de l’isostasie n’entraînait pas pour autant la reconnaissance des mouvements tangentiels. Ceux-ci étaient juste envisagés à la marge comme conséquence des réajustements verticaux. Wegener en revanche en faisait le processus central de sa théorie. Mais ce déplacement conceptuel du vertical vers l’horizontal n’était pas concevable car il violait les conditions de validité du modèle. Les mouvements d’une croûte continentale rigide étaient possibles verticalement parce qu’elle reposait sur un substrat accepté comme fluide, alors que les mouvements horizontaux (les translations continentales) opposaient au déplacement de cette croûte continentale rigide, une croûte océanique adjacente également rigide. Wegener contournait le problème en calculant sur des arguments gravitaires, que la croûte continentale était beaucoup plus épaisse que la croûte océanique adjacente (100 km contre 5) et de ce fait se déplaçait horizontalement à 95 % face au substratum plastique de la croûte océanique. Quoi qu’il en soit de la pertinence de cet argumentaire, il ne pouvait suffire à remporter l’adhésion au modèle de Wegener, car si les déplacements horizontaux étaient possibles selon ce modèle, il restait à trouver les forces qui les déterminaient. Or, si les mouvements verticaux renvoyaient aux forces gravitaires qui s’imposaient à tous, les mouvements horizontaux n’avaient en revanche pas de cause identifiée.

Pour nombre de géologues de terrain, l’absence d’identification des forces à l’origine de ces translations continentales n’était pas suffisante pour en nier l’existence. Les nappes de charriage reconnues par Marcel Bertrand n’étaient pas contestées alors même que leur cause était encore à identifier. En revanche pour nombre de géophysiciens, l’absence de cause identifiée avec assurance devait conduire à rejeter ce modèle des translations.

  • 1.2.3. Modèle sismique de la Terre

Le programme de première S affirme ensuite : « Ces idées se heurtent au constat d’un état solide de la quasi-totalité du globe terrestre établi, à la même époque par les études sismiques ».

L’étude des tremblements de Terre à la fin du XIXe siècle avait permis de théoriser sur la nature du phénomène et de l’interpréter durablement comme la transmission du rebond élastique qui fait suite à la rupture des roches. Richard Dixon Oldham en étudiant la réception des ondes sismiques proposait en 1906 l’existence, vers 3 871 km de profondeur, d’un noyau aux propriétés sismiques distinctes. Il venait d’interpréter un retard de transmission comme l’existence d’une variation des propriétés sismiques d’un milieu et comme une discontinuité. Depuis Suess, la Terre était couramment pensée en couches (Nife, Sima, Sial) à partir d’arguments gravitaires et pétrographiques. La sismologie ébauchait alors, par une autre approche, une nouvelle structure concentrique du globe. Au même moment Johann Emile Wiechert, connu pour l’enregistrement des ondes sismiques reçues à des distances épicentrales de l’ordre de 1 000 à 10 000 km, proposait un modèle sismique de la Terre avec un noyau métallique. Andrija Mohorovičić concluait, à partir de l’enregistrement du séisme de Kupa du 8 octobre 1909, à l’existence d’une discontinuité sismique (brusque accélération des ondes) vers 50 km de profondeur. La croûte continentale rigide avait donc une limite inférieure précisée par les études sismiques. En 1914, à peine un an avant la publication de Wegener, Beno Gutenberg du laboratoire de Wiechert, déterminait une profondeur de 2 900 km pour le passage manteau/noyau, puis confirmait en 1915 la discontinuité mise en évidence par Mohorovičić. Le modèle sismique croûte, manteau, noyau était complété en 1936 par la découverte d’Inge Lehman d’une discontinuité au sein même du noyau. Gutenberg et Richter proposaient en 1938 d’interpréter cette discontinuité comme la séparation entre un noyau périphérique liquide et un noyau central solide. Harold Jeffreys et Keith Edward Bullen publiaient enfin en 1940 un modèle structural du globe précisant les vitesses sismiques au sein des différentes enveloppes.

Ces quelques jalons historiques donnés sans restitution du contexte doivent déjà nous permettre de regarder avec circonspection l’affirmation précédente. La théorie de Wegener ne se heurte pas à un modèle sismique de la structure du globe alors en pleine construction. Elle se heurte aux positions de Jeffreys qui défend une Terre rigide au motif qu’une rupture n’est possible qu’au sein d’un corps rigide et qu’il en est de même pour la transmission des ondes de cisaillement. L’existence même des séismes impose selon lui cette rigidité terrestre comme un fait incontournable, ce que ne partage pas Gutenberg, qui dès 1927 met en évidence une zone à faible vitesse sismique vers 100 km de profondeur et propose l’existence de courants de convection au sein d’un manteau plastique. Le modèle de Jeffreys (1924) bénéficie en revanche d’une diffusion très large grâce au statut de son auteur, professeur à Cambridge, et au succès universitaire de son traité de géophysique. L’ouvrage, publié en 1924 et réédité pendant près de 50 ans, s’établit dès les années vingt comme une référence en géophysique.

  • 1.2.4. Une histoire à enseigner

Nous ne poursuivrons pas cette étude de cas, car elle nous fournit déjà des éléments de réflexion sur l’histoire que ce programme de première S propose d’enseigner. Telle que présentée dans ces instructions officielles, cette histoire ne nous semble pas à même de faire comprendre à des élèves « les difficultés que rencontre une intuition prometteuse à prendre sa place tant qu’elle semble se heurter à des faits bien établis ». C’est une histoire au service d’un propos, d’une intention didactique, d’un regard épistémologique. Mais, se donne-t-elle les moyens de son intention et est-elle ce qu’elle prétend être, une histoire appuyée sur une démarche historique ?

Cette proposition d’introduire une démarche historique dans l’enseignement de la tectonique des plaques s’inscrit dans la continuité des actuels programmes et directives en vigueur pour l’enseignement des SVT en collège (MEN, 2008), qui mettent en avant une visée épistémologique majeure. « La perspective historique donne une vision cohérente des sciences et des techniques et de leur développement conjoint. Elle permet de présenter les connaissances scientifiques comme une construction humaine progressive et non comme un ensemble de vérités révélées. Elle éclaire par des exemples le caractère réciproque des interactions entre sciences et techniques ». Si on ne peut que souscrire à ces intentions affichées, on ne peut en revanche manquer de s’interroger sur les moyens mis en œuvre pour les réaliser, et au-delà, s’interroger sur la portée de ces recommandations. Et c’est là, à nouveau, qu’il nous semble souhaitable et nécessaire pour interroger les discours, de passer par un éclairage historique préalable. En effet ce n’est pas la première fois que les instructions officielles accompagnant les programmes d’enseignement des sciences dans le secondaire indiquent l’intérêt de l’histoire des sciences, ou tout au moins d’un éclairage historique, pour l’enseignement de notre discipline, c’est même une longue tradition marquée par des absences et des retours. Cela ne doit pas manquer de nous interroger au-delà des mots sur les intentions, les représentations et les volontés qui les ont portées et sous-tendent peut-être encore aujourd’hui tout ou partie de ce discours. Un nouveau programme est toujours une intention traduite par des textes soumis à interprétation. L’histoire de l’enseignement et des curricula notamment, doit participer à la discussion sur la compréhension et la construction de l’enseignement, ne serait-ce que par le recul qu’elle apporte sur la distance entre les discours et les pratiques. C’est donc ce que nous nous proposons de faire maintenant dans cette deuxième partie de notre étude, en replaçant ces instructions de 2010, par rapport à 150 ans de discours officiels et en interrogeant les mots et leur traduction dans les contenus et méthodes des programmes.

2. Histoire de l’histoire des sciences dans l’enseignement des SVT

Dès 1847, Jean-Baptiste Dumas, dans son rapport sur l’organisation des études scientifiques de l’enseignement secondaire, avance l’idée d’appuyer l’enseignement des sciences sur une exposition de l’histoire de l’avancée de leurs découvertes (Hulin, 1989). Cette proposition est reprise dans la réforme de la bifurcation des études de 1852 et traduite par des lectures de morceaux choisis d’œuvres littéraires traitant de sciences. Dumas, dans ses instructions de 1854 concernant l’enseignement des sciences physiques, insiste à nouveau sur la place à réserver à l’histoire des sciences, aussi bien dans la division des lettres que dans celle des sciences, et sur l’importance des lectures des textes originaux pour développer l’esprit d’invention (Hulin, 1997). Lors de la transformation en 1891 de l’enseignement secondaire spécial en enseignement moderne, les nouveaux programmes pour la classe de première sciences reprennent ses propositions. « à la démonstration des vérités scientifiques, le professeur rattachera à l’occasion l’exposé des méthodes et l’histoire des découvertes » (Belhoste, 1995, p. 549). Les instructions rappellent au professeur que « l’objet de son enseignement n’est pas uniquement d’apprendre aux élèves un certain nombre de vérités acquises, mais qu’il est aussi […] de contribuer à la culture générale de l’esprit ». Pour cette raison d’éducation générale de l’esprit « le professeur ne négligera pas non plus l’histoire de la science ». « L’élève a parfois moins à retirer de l’enseignement d’une vérité que de l’historique de sa découverte » (Belhoste, 1995, p. 539). L’introduction de l’histoire de la science permet de relier la science aux leçons des professeurs de lettres, d’histoire et de philosophie et de collaborer ainsi à l’enseignement de l’histoire et des humanités.

2.1. La valeur éducative et morale de l’histoire des sciences

La réforme de 1902 cherche à son tour à transformer l’enseignement des sciences en y introduisant un nouvel esprit scientifique (Hulin, 2002). Les sciences doivent participer à la formation de l’esprit et contribuer à la constitution d’humanités scientifiques (Fouillée, 1890). Louis Liard, l’inspirateur de ce nouvel enseignement des sciences, n’exclut pas d’introduire, après les exercices d’observation et de comparaison, quelques présentations historiques des travaux des grands savants (Belhoste, 1995, p. 629). La valeur éducative de l’histoire des sciences est également défendue par Louis Mangin dans sa conférence au musée pédagogique en 1905. Il faut introduire dans la leçon l’histoire du développement de la science pour son illustration de la méthode expérimentale, mais aussi pour sa valeur morale. Mangin (1905, p. 33) défend une valeur éducative de la science et déplore « l’indifférence pour les travaux des anciens qu’affectent aujourd’hui les générations d’étudiants […]. Il appartient aux professeurs de l’enseignement secondaire de réagir contre cette tendance et, à propos de certaines questions, de retracer l’histoire des étapes si laborieusement conquises par la science sur l’ignorance ou le fanatisme ». Les occasions ne manquent pas dans les programmes de sciences naturelles pour présenter des travaux historiques, qu’il s’agisse des recherches expérimentales sur la digestion avec Réaumur, Spallanzani, Blondlot, Bernard, ou de l’histoire de la circulation avec Servet et Harvey.

Au-delà des discours, la référence à l’histoire des sciences n’est guère manifeste dans les programmes d’enseignement, ni en 1902, ni par la suite d’ailleurs. Les programmes de 1925 des classes de philosophie A et B et de mathématiques A et B sont à cet égard fort représentatifs : « la méthode historique qui en raison de ses lenteurs n’est généralement pas à recommander, présentera parfois, par ses approximations successives vers la vérité scientifique, des éléments intéressants pour la solution de quelques questions ». Il est donc possible aux enseignants et aux auteurs de manuels scolaires d’éclairer leur propos par quelques éléments historiques, mais il n’est pas question d’introduire une démarche historique ou un enseignement de l’histoire des sciences.

2.2. La méthode idéale d’enseignement des sciences

Dans une circulaire de 1952, Charles Brunold, directeur général de l’enseignement du second degré, fait de la méthode historique, « la méthode idéale d’enseignement des sciences », mais pour aussitôt ajouter que les difficultés de sa mise en œuvre sont telles qu’elle reste encore non envisageable (Gohau, 2002). L’histoire des sciences doit cependant, ajoute-t-il, imposer la méthode d’enseignement, c’est-à-dire la méthode de la redécouverte qui consiste lors d’une étude à faire parcourir à l’élève le cheminement que les savants de toutes les époques ont suivi dans la même étude. « S’il nous est interdit d’approfondir, par voie historique, tout un programme d’études, de nous référer constamment aux précurseurs originaux, si nous devons renoncer à parcourir les chemins sinueux qui ont conduit aux grands sommets de notre connaissance, il n’est pas impossible d’adopter dans l’étude d’une question ou d’un ensemble de questions, une méthode qui sans s’identifier à l’histoire rigoureuse se réclame de son esprit, respecte les grandes étapes qu’elle a parcourues et révèle ainsi le contenu des concepts et des théories, les préoccupations qui ont guidé la recherche, les moyens qu’elle a mis en œuvre pour assimiler tel ou tel aspect du réel, pour l’organiser d’une manière rationnelle, le maîtriser et l’asservir. Cette méthode d’enseignement est celle d’une redécouverte, qui s’efforce autant qu’elle le peut d’être fidèle à l’histoire, de recréer le climat de l’histoire » (Hulin, 1997, p. 59).

L’introduction de l’histoire par cette méthode est une condition pour Brunold pour définir l’humanisme moderne qu’il appelle de ses vœux. Cette méthode de la redécouverte sera critiquée, dénoncée puis abandonnée à la fin des années 1960, non sans avoir eu quelque succès dans l’enseignement des sciences naturelles (Savaton, 2010). L’histoire des sciences est restée marginale dans ces programmes d’enseignement alors que ce discours sur la méthodologie scientifique faisait son chemin. L’abandon de la référence à la redécouverte est entériné dans les programmes du collège unique des années 1970 avec l’introduction du problème. « Une réflexion dialoguée mènera à la formulation de questions qu’on cherchera à résoudre tant par une série d’observations nouvelles que par l’expérimentation » précise la circulaire du 29 avril 1977 sur l’enseignement des sciences expérimentales dans les collèges (MEN, 1977, p. 1695). Ces programmes maintiennent l’histoire des sciences dans un rôle de complément culturel : des noms de savants illustres et des expériences historiques (les premiers ayant parfois donné leur nom aux secondes), quelques vignettes et quelques lignes, parfois un document dans un exercice, mais toujours des textes sans contexte. Quelqu’un à un moment donné a fait telle ou telle expérience. Pourquoi ? Comment ? Ce n’est pas le propos.

2.3. L’aspect culturel

Au cours des années 1980, la place de l’histoire des sciences progresse cependant dans les universités et parfois dans les établissements scolaires, grâce notamment aux travaux des historiens des mathématiques et des Instituts de recherche sur l’enseignement des mathématiques (IREM). L’inspecteur général de sciences physiques Hubert Gié (1997, p. 81) se félicite en 1996 « d’une ouverture significative [de l’enseignement secondaire] vers une prise en compte d’éléments d’histoire des sciences », à propos des programmes de physique-chimie des classes de première et terminale scientifiques. Les programmes de SVT de ces classes ne font en revanche aucune mention de ce genre. Il faut attendre les programmes de SVT de seconde de 2000 (MEN, 1999, annexe 1, p. 5), qui déclarent que « l’aspect culturel doit être privilégié » et revendiquent une démarche explicative, pour voir réapparaître un discours pour l’histoire des sciences. « Dans bien des cas, rien ne peut remplacer l’exposé historique. Celui-ci a un côté culturel irremplaçable, qui situe la découverte scientifique dans son contexte temporel mais aussi montre comment les découvertes scientifiques ont influencé le cours de l’histoire. L’exposé historique permet de mesurer la difficulté que l’humanité a rencontrée pour résoudre des problèmes qui peuvent aujourd’hui sembler élémentaires. » Mais ce discours n’est accompagné dans les programmes d’aucune indication d’enseignement d’éléments historiques. Le programme de 1re S mis en œuvre à la rentrée 2001, ignore également cette dimension sans supprimer cependant la possibilité d’une lecture critique de documents historiques (comme les textes de Wegener ou de Vine et Matthews). L’enseignement de spécialité de la classe de terminale S, l’année suivante, offre la possibilité d’un travail sur des documents historiques à l’occasion de l’étude du thème sur la génétique : travaux de Mendel, théorie chromosomique de l’hérédité et travaux de Morgan.

2.4. La démarche d’investigation

L’invitation à introduire un éclairage historique n’apparaît clairement et explicitement qu’à partir des programmes de 2005 des collèges. « La perspective historique donne une vision cohérente des sciences et des techniques et de leur développement conjoint. Elle permet de présenter les connaissances scientifiques comme une construction humaine progressive et non comme un ensemble de vérités révélées. ». Les sciences doivent y être enseignées selon une démarche d’investigation où l’histoire des sciences a sa place comme support d’études et d’exercices. Les élèves doivent être capables de situer dans le temps des découvertes scientifiques et de mener une étude critique de textes historiques. L’intention des discours se traduit par des propositions pour les différentes classes : éléments d’histoire de la digestion, de la circulation sanguine, de la découverte des antibiotiques ou de l’évolution, etc. L’étude de textes de Wegener y est proposée en classe de quatrième.

Le nouveau programme de la classe de seconde de la rentrée 2010 (MEN, 2010a, p. 2) déclare, par son volume jugé raisonnable, « permettre aux enseignants de consacrer du temps à faire comprendre ce qu’est le savoir scientifique, son mode de construction et son évolution au cours de l’histoire des sciences. ». La pratique de démarches historiques est indiquée comme une manière optimale de construire une démarche d’investigation. « L’histoire de l’élaboration d’une connaissance scientifique, celle de sa modification au cours du temps, sont des moyens utiles pour comprendre la nature de la connaissance scientifique et son mode de construction avec ses avancées et éventuelles régressions. »

2.5. Cent cinquante ans de discours

La présence régulière dans les discours depuis 150 ans de la référence à l’histoire des sciences est à comparer à la place dérisoire, anecdotique, faite dans les programmes à l’enseignement d’éléments d’histoire des sciences. Leur introduction dans un manuel scolaire ou un enseignement a toujours été, jusqu’aux programmes des collèges de 2005, une affaire personnelle traduisant une sensibilité épistémologique particulière de quelques enseignants plus qu’une réponse à un cadrage institutionnel. La tiédeur des instructions et leur libellé, sonnant plus comme une déclaration de principe qu’une incitation à une mise en pratique, peuvent sans doute en partie expliquer cette situation d’indigence. Mais il faudrait creuser la question car notre étude ne dit rien de la formation universitaire des enseignants qui avaient à mettre en œuvre ces programmes, pas plus que des ouvrages qui auraient pu les y aider. Elle montre en revanche que les discours, s’ils ont quelque peu évolué, ont toutefois toujours défendu la dimension épistémologique d’une introduction d’éléments d’histoire des sciences et souhaité faire entendre que la science est une construction humaine progressive et non un ensemble de vérités révélées. Mais la réaffirmation régulière de ce discours semble bien traduire un constat d’échec dans la transformation des représentations de la science construites malgré, ou à travers, l’enseignement des sciences. Quels sont les moyens à se donner pour permettre à ces discours d’être autre chose que des discours ? La convergence des travaux en histoire et en didactique des sciences doit aider à définir les conditions nécessaires à la transformation de discours d’intentions en pratiques réelles.

Conclusion et prolongements

Si l’enseignement secondaire a depuis fort longtemps, nous venons de le voir, fait référence à l’intérêt d’introduire une perspective historique ou, plus modestement, un éclairage historique dans l’enseignement des sciences, ce n’est pas pour autant que l’histoire des sciences y a trouvé sa place. Les textes récents peuvent faire changer cette situation mais ils ne garantissent ni l’existence d’un enseignement d’éléments d’histoire des sciences, ni encore moins, l’introduction d’une démarche historique véritable. Non seulement la place réservée à l’histoire des sciences et les conditions de sa mise en œuvre sont à discuter, notamment comme discipline au service de l’enseignement des sciences, mais la nature même de cette histoire des sciences reste à préciser (Djebbar et al., 2006). Le chercheur ne peut ignorer ce que ces instructions ne précisent pas, à savoir la coexistence de différentes conceptions de l’histoire des sciences. Notifier « histoire des sciences » dans un programme d’enseignement secondaire des sciences, ne nous dit pas quelle histoire des sciences est proposée. Or, tous les éclairages ne sont pas équivalents. L’historien des sciences Jacques Roger (1995) défendait de manière polémique une histoire historique des sciences, qu’il opposait à de fausses histoires des sciences, qu’il nommait histoire sociologique, histoire scientifique, histoire philosophique, parce que ces dernières cherchaient toutes, selon lui, à prouver, démontrer, justifier quelque thèse particulière. Ses propos s’adressaient aux chercheurs et s’opposaient aux prétentions historiennes de certains qui pensaient pouvoir écrire une histoire des sciences en faisant fi des méthodes de l’historien. L’histoire des sciences était utilisée selon lui à des fins qui n’étaient pas les siennes par des disciplines qui la rangeaient ainsi au rang d’auxiliaire.

L’usage scolaire de l’histoire des sciences a toujours versé dans le même travers. Elle a toujours été pensée comme au service d’un discours sur la science ou sur son apprentissage, conduisant automatiquement à ne retenir de l’histoire des idées que quelques aspects choisis pour soutenir une théorie. Cette histoire idéologique s’est souvent retranchée derrière le manque de temps pour justifier son faible appui sur les textes originaux ou l’absence de remise en contexte de ces textes. Mais qu’est-ce qu’un texte historique sans mise en contexte ? Un problème n’est jamais isolé, ni isolable.

Peut-on envisager une introduction d’éléments d’histoire des sciences sans enseignement de l’histoire des sciences ? Peut-on prétendre tirer bénéfice de celle-ci quels que soient la méthode et les moyens mis en œuvre ? Les vertus éducatrices dont on a paré chaque projet d’introduction peuvent-elles être défendues sans respecter les fondements du travail de l’historien ? Peut-on faire l’économie de la démarche historique pour enseigner l’histoire ou pour enseigner avec l’histoire ? Comment un enseignant formé aux sciences et pas à l’histoire peut-il construire cet enseignement ?

Nous ne proposerons pas ici de réponses en quelques lignes de conclusion, elles sont à rechercher et à travailler avec toute la complexité à laquelle elles renvoient, aussi bien du côté des chercheurs en histoire des sciences que des chercheurs travaillant sur l’enseignement.

Terminons alors en rappelant l’importance du texte, le matériau de l’histoire. L’historien part du texte pour voir les problèmes qu’il pose et y revient pour l’expliquer. Dans cet aller et retour se résume tout le champ de la recherche historique. N’oublions pas les textes.

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Haut de page POUR CITER CET ARTICLE Référence papier Pierre Savaton, « Histoire des sciences et enseignement du modèle de la tectonique des plaques », RDST, 3 | 2011, 107-126.

Référence électronique Pierre Savaton, « Histoire des sciences et enseignement du modèle de la tectonique des plaques », RDST [En ligne], 3 | 2011, mis en ligne le 15 octobre 2013, consulté le 16 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/rdst/394 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdst.394