Sur la persistance d'une conception : la tuyauterie continue digestion-excrétion - Texte intégral

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Lorsqu'on leur demande de dessiner les lieux par lesquels transite un litre de bière, entre le moment où eues l'ont bu et le moment où elles vont uriner, trois personnes sur quatre dessinent un tuyau continu entre l'intestin et les conduits urinaires. Cette proportion est maintenue chez les étudiants scientißques ou para-médicaux de première année. Elle n'est plus que d'une personne sur deux en deuxième année d'études universitaires de biologie, après un DEA de biologie, et chez des enseignants de mathématiques ou de physique. Elle disparaît chez des enseignants de biologie. Les origines de cette conception et de sa persistance sont discutées. Il s'agit d'une construction individuelle originale, quotidiennement renforcée, et qui s'enrichit même de connaissances biologiques qui auraient dû la déstabiliser. Cette conception est souvent juxtaposée à d'autres conceptions plus proches des connaissances scientifiques sur le même phénomène, et qui ne sont mobilisées que dans d'autres situations, scolaires par exemple. Sont enfin soulignés les enjeux de recherches de ce type pour la didactique de la biologie et l'ensemble des sciences cognitives.

1. CONCEPTIONS, REPRÉSENTATIONS, CONNAISSANCES, CROYANCES

L'essor actuel de la psychologie cognitive n'a pas encore abouti à clarifier les significations du terme "représentation", qui est même au cœur d'affrontements théoriques entre les représentationnistes et leurs protagonistes (cf.par exemple Varéla 1989). Dans l'immédiat, je choisis prudemment d'utiliser plutôt le terme de "conception", proposé par Giordan et De Vecchi, 1987 (cf. aussi Giordan et Martinand, 1988), terme sans doute tout aussi polysémique mais moins marqué pour l'instant dans le champ du cognitif. Crépault d'une part, et Hoc de l'autre, dans un ouvrage récent de psychologie cognitive (Richard et al., tome 2, 1990) utilisent aussi le terme de conceptions. Pour sa part Richard, dans cet ouvrage, insiste sur le caractère transitoire et labile des représentations au sens strict, qu'il considère liées à la réalisation d'une tâche, et qu'il oppose aux "connaissances (qui) sont des structures stabilisées en mémoire à long terme" (pages XII et 35). Le didacticien de la biologie utilisait jusqu'à présent le terme de représentations pour désigner chez l'apprenant le "déjàlà conceptuel" (Astolfi et Deveìay 1989) qui interfère avec ses tentatives d'appropriation de savoirs. Certes, ce "déjà-là" mémorisé correspond approximativement à ce que Le Ny (1985) appelle "représentations cognitives", "représentations mentales ou "représentations types" ; ou encore aux structures mentales qu'Ehrlich (1985) nomme plutôt "représentations sémantiques" et G.Tiberghien (1989) "représentations mentales des états du monde, ou connaissances sémantiques". Richard (1989) reconnaît d'ailleurs ce deuxième sens du terme "représentations", celui de "connaissances stabilisées en mémoire à long terme". Il en est de même pour Denis (1989), qui établit un organigramme des diverses acceptions du terme "représentations". Mais il est logique que les chercheurs en didactique des disciplines scientifiques préfèrent le terme de "conceptions" au terme "représentations", et même à celui de "connaissances" souvent utilisé par les cogniticiens (Richard et al, 1990, opus cité pages 70 et s. par exemple). En effet, l'enjeu des recherches en didactique des sciences expérimentales est de favoriser l'évolution des conceptions des apprenants vers plus de connaissances scientifiques. Le terme de "connaissances" désigne alors plutôt ce qui, dans les conceptions de l'apprenant, est le plus scientifiquement fondé. Les chercheurs en didactique des sciences expérimentales ont à s'interroger sur ce qui est de Tordre du scientifique, ou de la croyance, de la superstition, de l'idéologique, etc. . dans ce qu'ils appellent les conceptions, et que les psychologues nomment "connaissances", aussi bien chez les apprenants que chez les chercheurs, les enseignants et les autres acteurs de l'éducation formelle ou informelle. Un tel travail sur la nature des conceptions et sur les conditions de leur évolution intéresse aussi bien la didactique des disciplines scientifiques que la psychologie cognitive. Par exemple l'imbrication entre croyances et connaissances scientifiques ne se révèle qu'à l'occasion d'actions ["actes de langage", pour reprendre la terminologie d'Austin 1962, Searle 1969, Habermas 1981, mais aussi décisions comportementales, ...) dans des situations précises où interfèrent les niveaux sémantiques, procéduraux et événementiels, c'est-à-dire les différents types de mémoire (les "connaissances épisodiques, sémantiques et procédurales" que G.Tiberghien 1989 présente comme emboîtées) qui sont au centre des recherches cognitives. Mais les catégories "croyance" et "connaissance scientifique" comportent aussi une dimension sociale (les "représentations sociales" étudiées par les psychologues sociaux, de Moscovici 1961 à Doise 1990, ou le concept d'habitus d u sociologue Bourdieu : Bourdieu et Passeron, 1970), sans parler des dimensions épistémologiques et historiques. Le travail présenté dans les lignes qui suivent n'est à cet égard qu'un premier pas dans des recherches possibles sur des conceptions relatives à un savoir biologique ; ce savoir concerne ici le devenir de ce que Ton boit, et met donc en jeu des conceptions sur l'articulation entre digestion, circulation et excrétion.

2. LES RÉSULTATS PRÉLIMINAIRES: lycéens,étudiants de premier cycle de biologie, et tout public

Le questionnaire utilisé dans le présent travail a été mis au point à la fin des années 70, dans le cadre d'une formation universitaire expérimentale multidisciplinaire pour adultes, l'ESEU-B (Clément et al. 1981a, Boyrivent et al. 1981). Plusieurs questions étaient posées aux adultes en début de formation pour évaluer leur niveau ; parmi celles-ci, deux des questions posées sur la digestion-excrétion concernaient l'une le devenir d'un litre de bière ingurgité, l'autre le devenir d'un sucre croqué. Les schémas demandés différaient pour les deux questions (Clément et al. 1981b). Mais j'avais été particulièrement frappé par la fréquence d'un schéma de tuyau continu entre la bouche et la vessie dans le cas du litre de bière. Ce travail initial avait pour fonction d'identifier les difficultés des étudiants face au programme de biologie qui leur était ensuite proposé, et de définir ce que nous appelons depuis, à la suite de Martinand (1985) des objectifs-obstacles. Les connaissances biologiques de référence sont traditionnellement traitées dans au moins trois chapitres séparés : la digestion, la circulation et l'excrétion. Dans chaque chapitre s'articulent des connaissances d'anatomie (agencement des organes qui constituent les appareils digestif, circulatoire et excréteur), de physiologie générale (fonctions de chacun de ces organes), de chimie-biochimie (composition chimique des aliments, du sang, de la pré-urine et de l'urine; rôle des enzymes et autres sécrétions dans la digestion chimique), de physiologie fine et de cytophysiologie enfin (le métabolisme de toute cellule de l'organisme, mais aussi les spécialisations des cellules qui jouent un rôle majeur dans les phénomènes digestifs, circulatoires et excréteurs, sans oublier leurs contrôles hormonaux et nerveux). Nous avions listé les objectifs précis de notre enseignement, qui n'incluaient ni physiologie fine ni cytologie. Les questions posées avaient pour fonction de vérifier la maîtrise suffisante de ces objectifs par la possibilité, pour ces adultes à insérer dans un cycle de formation, de mettre ou non en relation digestion, circulation et excrétion. Les réponses à toutes les questions posées (des commentaires, des tableaux à compléter, et les schémas relatifs aux

deux questions sus-mentionnées), nous ont permis de repérer des conceptions qui exprimaient plusieurs types de difficultés : sur la composition chimique des aliments, sur les

mécanismes et lieux de leur digestion chimique, sur l'anatomie même du tube digestif (passe-t-il par le foie ?), sur les fonctions des glandes digestives et, de façon très régulière, sur l'existence même du passage des aliments digérés dans le sang avec, lorsqu'il est indiqué, une incertitude sur le lieu de ce passage (estomac, intestin ?). Lorsque le sang était mentionné, sa diffusion dans tout l'organisme semblait comprise, mais les phénomènes excréteurs étaient souvent réduits à la vessie et à l'urètre, deux reins en haricot n'étant qu'assez rarement schématisés. Ce travail sur les conceptions était intégré à cet enseignement expérimental, où les adultes posaient nombre de questions obligeant l'enseignant à aller beaucoup plus dans les détails que ne l'aurait exigé le programme. Mais ces digressions dans des domaines de la biologie plus sophistiqués étaient nécessaires pour que ces adultes donnent enfin du sens, et mettent en relation, les informations très pointues qu'ils possédaient mais qui restaient jusqu'ici disparates, notamment à propos de problèmes médicaux. J e reste d'ailleurs persuadé que tout étudiant ou élève, même à des niveaux élémentaires, a aussi des îlots de connaissances pointues, et des questions dont la réponse exige à la fois des connaissances très spécialisées (que l'enseignant peut acquérir entre deux cours) et la capacité de les exposer de façon simple. Mais ce travail a aussi été le point de départ d'une recherche. En effet il était possible d'analyser que les conceptions mises en évidence traduisaient l'existence de divers obstacles de nature et d'importance différentes, mais dont l'un semblait plus fréquent et plus central : l'obstacle du tuyau dont la paroi ne peut être pensée comme perméable. Or, dans notre organisme, si certains conduits sont bien des "tuyaux classiques", à paroi imperméable, d'autres à la fois conduisent un liquide et permettent, provoquent même, le passage d'une partie de ce liquide à travers leur paroi : c'est le cas de l'intestin, mais aussi des capillaires sanguins, des tubes excréteurs des nephrons dans le rein, etc.. Cet obstacle joue un rôle majeur dans l'explication de la conception où l'intestin débouche directement dans la vessie. J'ai alors décidé de travailler plus sur cette conception. Un premier travail préliminaire visait à savoir si cette conception "tuyauterie continue digestion-excrétion" existait aussi chez d'autres publics que les adultes initialement testés. Pour simplifier le protocole, je n'ai d'abord retenu qu'une seule question, celle qui faisait le plus régulièrement émerger cette conception : le dessin sur le devenir d'un litre de bière entre le moment où il est bu et le moment où on urine. Les premiers résultats (Clément et al. 1983) ont porté sur des élèves de Troisième, de Terminale littéraire, et sur des étudiants de premier cycle scientifique, option biologie (DEUG-B), première et deuxième année. Ils montrent que le schéma "tuyauterie continue" était produit par environ 90 % des lycéens (Troisième ou Terminale A), 72 % des étudiants biologistes de première année et 57 % des étudiants biologistes de deuxième année. Un schéma jugé correct, c'est-à-dire indiquant les trois types de conduits impliqués (digestif, circulatoire et excréteur), n'était produit que par 0 à 8 % des lycéens, 14 % des étudiants de première année et 36 % des étudiants de deuxième année. Les autres réponses concernaient une catégorie intermédiaire de schémas, mentionnant l'entrée digestive, la sortie excrétrice, et indiquant une discontinuité entre les deux, avec souvent un point d'interrogation, mais sans mentionner le sang. Un échantillon témoin de "tout public", de 20 à 86 ans, dessinait 70 % de tuyauterie continue et 18 % de schémas complets. Les figures de la planche 1 reproduisent certains de ces schémas obtenus avant 1983. Elles montrent que d'autres catégories peuvent être employées pour rendre compte de la diversité de ces représentations : par exemple la présence ou l'absence du contour du corps, ou même d'objets et autres détails au niveau de l'entrée ou de la sortie du tuyau, la présence ou l'absence d'estomac ou d'autres organes (foie, reins, ...), la linéarité ou la sinuosité du tuyau, ou encore son éventuelle bifurcation vers les deux reins. Dans le présent travail, je me limiterai aux trois catégories sus-mentionnées : A : tuyauterie continue digestion-excrétion ; B : présence des trois compartiments: digestif, circulatoire et excréteur ; C : schémas intermédiaires avec discontinuité digestionexcrétion, mais sans le sang. Mon objectif est en effet ici de réfléchir sur la persistance de la conception A. 3 . RÉSULTATS NOUVEAUX Ils ont été obtenus dans des contextes d'enseignements de didactique de la biologie, enseignements dont l'objectif est d'introduire une réflexion sur les conceptions. L'unique question posée est donc la suivante : "Vous buvez un litre de bière; peu de temps après, vous allez uriner. Faites un schéma rapide, annoté, indiquant tous les lieux par où transite le liquide ingère, depuis le moment où vous avez bu jusqu'au moment où vous urinez.