Nature - Ethique anthropocentrée

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La prédominance de l’homme sur la nature – anthropocentrisme

Au travers des grandes périodes historiques et de la réflexion des écrivains et philosophes, on perçoit l’origine et les évolutions de ce rapport homme – nature :

  • Le courant de la pensée sauvage lié à la mythologie, à la découverte des peintures rupestres préhistoriques, l’interprétation du « totémisme », correspond à la perception qu’ont longtemps eu les hommes sur la nature et en particulier sur les animaux. Ils se sont employés à sur-humaniser l’animal pour alléger leur pensée de ses tourments et trouver une vénération partagée, un lien qui les unit. Des animaux, familiers ou fabuleux, parcourent les grandes mythologies, du Minotaure crétois au serpent emplumé du Mexique précolombien, leurs corps apparaissent façonnés, déformés parfois difformes, par les mortels qui leur ont assigné un rôle à la démesure de leurs craintes viscérales et de leurs désirs irréductibles.
  • La pensée grecque (excepté Epicure 341-270 av J.C), a retourné ce culte en pur mépris ou en simple condescendance. Platon parle des animaux en laissant entendre que ce sont des êtres humains dégénérés. Aristote, son disciple, se démarque puisqu’il est reconnu pour être le fondateur de « histoire naturelle » grâce à ses observations précises qui témoignent d’une « intention », d’un « dessein » dans la structure des êtres vivants. Cela révèle non l’acte d’un créateur, mais l’existence d’une échelle unique de l’être qui monterait des objets inanimés aux plantes, puis aux animaux et aux hommes. L'homme y apparaît comme un animal, mais c'est d'un «animal raisonnable» qu'il s'agit. Si «l'âme nutritive» existe dans les plantes comme chez les animaux, si tous les animaux disposent en outre d'une «âme sensitive» par laquelle ils accueillent les sensations et ressentent plaisir et douleur, seul l'homme est supposé disposer en outre d'un intellect.
  • La pensée occidentale mettra des siècles à se libérer de l'anthropocentrisme qu'implique une telle conception, d'autant qu'il s'est trouvé renforcé dans la pensée chrétienne par la référence au texte de la Genèse, où il est écrit que Dieu a destiné l'homme, créé à son image et à sa ressemblance, à «régner sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur la terre entière et sur tous les reptiles qui rampent sur le sol ». La succession des actes créateurs instaure une discontinuité entre l'homme et l'animal. Si l'homme, par son «âme intellective» (saint Thomas) immatérielle et immortelle, participe seul à la nature divine, l'animal subit une sorte de discrédit radical. L’animalité est perçue comme l’ultime menace pour l’humanité. Michel Foucault (1926-1984) a bien montré la présence persistante de ce fantasme au cœur de l'âge classique, au moment où se définit la «raison» occidentale : «La folie emprunte son visage au masque de la bête». Cette hantise s'enracine dans «les vieilles peurs qui, depuis l'antiquité, depuis le Moyen Age surtout, ont donné au monde animal sa familière étrangeté, ses merveilles menaçantes, et tout son poids de lourde inquiétude». Lautréamont (1846-1870), après Emmanuel Kant (1724-1804) témoignera encore de la force de cette conviction occidentale, d'origine chrétienne: l'animal appartient à la contre-nature, à une négativité qui met en péril, par sa bestialité, l'ordre et la sagesse supposée de la nature, à commencer par celle de l'homme.
  • Un tel mode de pensée faisait corps dans la pensée antique avec le géocentrisme auquel Claude Ptolémée donna au IIe siècle apr.J.C. ses lettres de noblesse mathématiques. Repris par les théologiens, il signifiait que, par la volonté du Créateur, la finalité de la nature plaçait l'homme au sommet de la création, exactement comme il avait installé la Terre immobile au centre des orbes célestes qui composaient le cosmos. L'ébranlement puis la chute du géocentrisme au début du XVIIe siècle n'a pourtant pas conduit la pensée philosophique à déloger l'homme de la place prééminente qu'il s'était réservé dans le cadre de ce qu’on appelle «l'économie naturelle». Les circonstances ont voulu que les animaux aient pâti, au contraire, de la constitution de la physique moderne : dès lors qu'il apparaissait nécessaire d'identifier la matière à l'étendue, il fallait que la distinction entre substance pensante et substance étendue soit nette et tranchée, cette dernière distinction aboutissant à refuser toute pensée à l'animal. C'est ainsi que de façon très cohérente, René Descartes (1596-1650) traita les animaux comme des machines.
  • Après avoir expliqué, dans une célèbre lettre à Newcastle datée du 23 novembre 1646 que les «paroles et autres signes faits à propos» sont les seules «actions extérieures» qui témoignent de l'existence dans nos corps d'une «âme qui a des pensées» , le philosophe René Descartes montre que ce critère exclut le «parler» des perroquets mais aussi les «signes» de la pie qui dit bonjour à sa maîtresse. Il en va de même de toutes les choses que l'on fait faire «aux chiens, aux chevaux, et aux singes». De fait, conclut René Descartes : «Il ne s'est jamais trouvé aucune bête si parfaite qu'elle ait usé de quelques signes pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eut point rapport à ses passions».

A ceux qui objectent que les «bêtes font beaucoup de choses mieux que nous», il réplique : «Cela même sert à prouver qu'elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge, laquelle montre mieux l'heure qu'il est que notre jugement ne nous l'enseigne». Hirondelles, mouches à miel, singes savants et chats font ainsi figure d'horloges vivantes...

  • C'est à Michel de Montaigne (1533-1592) que s'en prend expressément René Descartes, et aux nombreux passages des Essais, en particulier dans «l'Apologie de Raimond Sebond» qui dénoncent l'arrogance anthropocentriste. «La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c'est l'homme et quant et quant (sans cesse) la plus orgueilleuse».

Pourquoi considérer que les bêtes n'aient point de pensée ? Qui nous autorise à affirmer que le défaut de communication que nous constatons d'elles à nous leur soit imputable ? « Nous ne comprenons pas les basques et les troglodytes» mais nous n'en tirons pas les mêmes conclusions; nous n'imaginons pas, de ce fait, comme à propos des bêtes, qu'ils ne communiquent pas entre eux. » Michel de Montaigne cite le grand poème de Lucrèce (98-55 av. J.C.): «Les troupeaux sans parole et les bêtes sauvages par des cris différents expriment la crainte, la douleur ou le plaisir qu'ils sentent» . Suit une série d'exemples destinés à prouver l'existence chez les animaux, différents selon les espèces, et des sentiments semblables aux nôtres qui s'expriment par des mimiques adéquates: «Nous devons conclure de pareilles effects pareilles facultés, et confesser par conséquent que ce même discours, cette même voix que nous tenons à ouvrer (que nous prenons pour agir), c'est aussi celle des animaux». Montaigne, comme Epicure ou Lucrèce, rend par avance raison de la persistance de l'anthropocentrisme tout au long du XVIIIe siècle qui ne peut être attribué seulement à la pensée des naturalistes qui reste hiérarchique, de Carl Von Linné (1707-1778) et Georges Buffon (1707-1788) jusqu'à Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) et Jean-Baptiste Lamarck, (1744-1829).

  • Il faudra attendre, au tournant du siècle dernier, l'œuvre de Charles Darwin (1809-1882) pour qu'un premier coup décisif soit, en théorie, porté à cet anthropocentrisme. Sigmund Freud (1856-1939) commentera cinquante ans plus tard : «blessure narcissique». Charles Darwin, d'une phrase ironique, donne la mesure du pas qu'il a conscience d'avoir accompli.

«  Si l'homme n'avait pas été son propre classificateur, il n'eut jamais songé à fonder un ordre séparé pour s'y placer » écrit-il en 1871 dans la Descendance de l'Homme. L'humanité cesse d'apparaître comme la promesse initiale de l'animalité, cette dernière cesse en retour d'être considérée comme le risque permanent d'une chute, la menace insidieuse d'une déchéance.

L'année suivante paraît l'ouvrage intitulé L'expression des émotions chez l'homme et les animaux qui prolonge les aperçus contenus dans le précédent ainsi que dans le chapitre «Instinct» de l'Origine des espèces (1859). Le livre s'appuie sur une philosophie de la continuité : Charles Darwin nie toute différence qualitative, d'essence, entre l'homme et les animaux, même si le nombre de ses instincts apparaît très inférieur aux leurs. Il fait un pas de plus et affirme que toute la gamme des capacités de connaissance dont dispose l'homme se trouve déjà présente chez les animaux : la mémoire, mais aussi l'abstraction, la capacité d'avoir des idées générales, le sens du beau, la conscience de soi - du moins à l'état embryonnaire. S'il note évidemment l'absence chez eux de langage, elle ne lui paraît pas manifester une discontinuité réelle. Il conclut : « Si grande soit la différence entre l'esprit de l'homme et celui des animaux les plus élémentaires, c'est seulement une différence de degré et non de qualité».

Concepts et conceptions sous jacentes