Organisation du vivant

De Didaquest
Aller à la navigationAller à la recherche
The printable version is no longer supported and may have rendering errors. Please update your browser bookmarks and please use the default browser print function instead.
À partir du XVIIIe siècle, il est apparu que le concept d’organisation est indispensable pour expliquer le vivant. Mais, un ordre stable sous-entend une idée ou une volonté préalable pour qu'il existe, ce qui semble impliquer une conception téléologique du monde. Se pose alors le problème de savoir si une organisation de la réalité est possible sans avoir à supposer une intervention quelconque. Nous verrons, en suivant le cheminement des idées du XVIIIe siècle à nos jours, quelles réponses ont été apportées à ce problème.



Blue-circle-target.png Texte intégral JUIGNET, Patrick. L'organisation du vivant. In : Philosophie, science et société [en ligne]. 2015. Disponible à l'adresse : https://philosciences.com/philosophie-et-science/philosophie-de-la-biologie/120-organisation-du-vivant.

Les débuts

Peut-on aller jusqu’à dire avec Michel Foucault que « le concept d’organisation n’avait jamais servi avant la fin du [XVIIIe] siècle à fonder l’ordre de la nature … » [1] ? Pas vraiment, car l’idée d’une organisation présente dans la nature est ancienne. Elle apparaît dans le Traité de la génération des animaux d’Aristote et l’on en trouve diverses utilisations dans l’antiquité [2]. Toutefois, il est certain que, dans la culture occidentale, elle prend de l’importance au XVIIIe siècle.

L’application du concept d’organisation au vivant apparaît dans le paysage intellectuel du XVIIIe siècle avec Diderot dans son opuscule Le rêve de d’Alembert [3]. Le personnage, d’Alembert, imagine une situation : «  Rien d’abord, puis un point vivant, [auquel] il s’en applique un autre, encore un autre et, par ces applications successives, il résulte un être un, car je suis bien un… ». On voit formulée l’idée d’éléments s’agrégeant pour former un individu unifié. Les éléments (les points) ne sont pas simples, ce sont des agrégats, des composés et le tout n’est pas homogène, il forme un système compliqué.

La question cruciale est de savoir quelle est la propriété qui permet l’agrégation ordonnée des éléments. Diderot propose la « sensibilité » dans un entretien avec d’Alembert [4], sans apporter de réponse à la question de savoir si la « sensibilité » est une propriété générale de la matière ou si elle est le produit de l’organisation. La notion de sensibilité, même si elle est floue et insatisfaisante, est néanmoins importante pour l’idée d’organisation, car elle permet de la concevoir indépendamment de toute volonté extérieure, ce qui évite « de se précipiter dans un abîme de mystère, de contradictions et d’absurdités » [5]. Des unités s’assemblent en un tout à partir d’une propriété qui leur appartient (la sensibilité).

La notion est reprise par Maupertuis en 1754, avec son Essai sur la formation des corps organisés. Son argumentation part d’une intuition de naturaliste. Il affirme que si quelques philosophes ont cru qu’avec la matière et le mouvement ils pouvaient expliquer toute la nature, ce n’est pas suffisant en ce qui concerne les « corps organisés » des plantes et des animaux. Une attraction uniforme sur les parties de la matière ne peut aboutir à former les parties simples des corps et encore moins leur union dans des organes.

Dans les petites parties des corps vivants, c’est « l’organisation qui fait la différence » [6]. « L’organisation n’est pas qu’un arrangement des parties » [7], elle est plus que cela. D’où vient ce plus ? Si, avec toutes les propriétés admises, on n’est pas capable d’expliquer les corps organisés, il faut en admettre de nouvelles, il « faut avoir recours à quelque principe d’intelligence ». C’est une intelligence de la matière qui n’est pas la même que la nôtre, mais qui a des qualités comme « désir, aversion, mémoire » [8], qui caractériserait les éléments susceptibles d’arrangement.

De Monsieur de Buffon, nous retiendrons le « moule intérieur » évoqué dans son Histoire naturelle des animaux. De la même manière que, grâce à des moules, nous donnons aux corps telle figure, « nous supposons que la Nature puisse faire des moules par lesquels elle donne, non seulement la figure extérieure mais aussi la forme intérieure » des êtres vivants [9].

Le terme de moule est métaphorique de celui d’agent formateur, car Buffon ne songe nullement à un moule concret. Ce moule intérieur est supposé car nécessaire, mais Buffon ne prétend pas dire ce qu’il pourrait être. Il affirme seulement qu’il existe, car le développement ne peut se faire par la seule addition de molécules, « mais par une susception intime qui pénètre la masse ».

Mais, c’est aussi une explication pour la reproduction à l’identique dans une même espèce. C’est grâce à ce moule intérieur que l’agencement présent chez les parents se reproduit à la génération suivante. Cette manière de voir met l’accent sur l’agencement interne du vivant, mais nous ne sommes pas dans une pensée de l’organisation - seulement de la forme -.

L’histoire naturelle a besoin du concept d'organisation pour progresser. Pour Lamarck, "les animaux vertébrés ... paraissent tous formés sur un plan commun d'organisation" (Discours d'ouverture du cours de zoologie, an X). En 1778, il assigne deux tâches à la botanique, une taxinomique et une autre, « la découverte des rapports réels de ressemblance qui suppose l’examen de l’organisation entière de l’espèce » [10]. Dans sa Philosophie zoologique, Lamarck considère que c’est en considérant « la plus simple des organisations » [11] qu’il résoudrait le problème, puisqu’elle en donne les conditions nécessaires, sans rien de superflu. L’organisation est utilisée pour décrire le vivant, le terme même d’organique reprenant celui d’organisation, est un quasi synonyme de vie.

Ceci entraîne la radicalisation du partage entre l’organique et l’inorganique, entre le vivant et ce qui ne l’est pas. Elle repousse à l’arrière-plan la distinction traditionnelle des trois règnes, minéral, végétal, animal. Ainsi, Vicq d’Azyr peut écrire en 1786 « il n’y a que deux règnes dans la nature, l’un jouit et l’autre est privé de la vie » [12]. C’est aux naturalistes que l’on doit l’application du concept au monde naturel et non plus seulement au social. Pour Geoffroy de Saint-Hilaire « l’organisation devient un être abstrait … susceptible de formes nombreuses » [13].

Kant, en 1790, dans la Critique de la faculté de juger, définit le vivant en tant « qu’être organisé et s’organisant lui-même » [14]. L’organisation, mais aussi la capacité à le faire par soi-même, sont avancées comme des critères spécifiques du vivant, qui l’opposent au mécanique . « Un être organisé n’est pas simplement une machine, car la machine possède uniquement une force motrice ; mais l’être organisé possède une force formatrice qu’il communique aux matériaux qui ne la possède pas (il les organise) » [15]. Il s’ensuit que la manière de penser mécaniste est insuffisante pour penser la vie.

Les organismes vivants s’agencent selon une causalité propre, qui produit un tout, « dont le concept … pourrait à son tour inversement être considéré comme la cause de ce tout … ». Autrement dit, dans ces conditions particulières, les causes efficientes peuvent être en même temps considérée comme un effet et donc comprises par les causes finales. [16] Les entités organisées sont composées de parties et, l’un et les autres n’existent que réciproquement par rapport à un but qui est aussi la cause de cet agencement (sans ce but, il n’existerait pas). Nous avons affaire avec le vivant à une chose qui est «cause et effet d’elle-même» [17].

Les êtres vivants organisés impliquent la finalité. Mais, évidemment, cela contrevient à la thèse de la pensée scientifique classique selon laquelle, note Kant, « toute production de chose matérielle est possible par des lois simplement mécaniques » [18]. Pour résoudre le problème, Kant propose une coupure entre deux types de pensée. La finalité renvoie à un principe de la raison qui doit rester séparé de l’entendement qui utilise le principe des causes efficientes. Ainsi, la causalité mécanique est préservée, laissée à son domaine, celui des phénomènes et, à côté, on peut user d’un principe de finalité [19].

Cette sage précaution est toutefois problématique : s’il y a deux modes de pensée pour un même domaine, celui de la vie, comment les harmoniser ? Problème connexe, l’ambiguïté de Kant par rapport aux causes finales, certes internalisées (le vivant s’organise lui-même), mais aussi implicitement externalisées, car le principe de cette organisation est posé comme concept. Un concept est extérieur au vivant, puisqu’il est du domaine de l’entendement. Ce serait une « fin de la nature ».

Kant tente de désamorcer le piège théorique posé par l’ordre présent dans le vivant, mais le problème reste en suspens. Causes efficientes et causes finales peuvent coexister en étant portées dans des registres de raisonnement différents, mais elles ne s’harmonisent pas. Deux manières utiles de penser, mais non miscibles entre elles, ce qui aura de fâcheuses conséquences dans l’organisation des savoirs. Kant aboutit aux dilemmes d’un ordonnancement « qu’aucune intention n’a ordonnée », d’un concept sans entendement, d’une finalité sans intentionnalité.

Avec Bichat, le tournant

Bichat conçoit l’individu vivant comme ensemble composé. « Tous les animaux sont un assemblage de divers organes qui, exécutant chacun une fonction, concourent, chacun à sa manière à la conservation du tout. Ce sont autant de machines particulières, dans la machine générale, qui constituent l’individu. Or, ces machines particulières sont elles-mêmes formées par plusieurs tissus de nature très différente qui forment véritablement les éléments de cet organe. … Ces tissus sont de véritables éléments organisés de nos parties. Quelles que soient celles où ils se rencontrent, leur nature est constamment la même, comme en chimie les corps simples ne varient pas, quels que soient les composés qu’ils concourent à former» [20].

Le concept d’organisation est au premier plan. Non seulement les organes qui s’assemblent pour constituer l’individu sont organisés, mais les tissus qui s’assemblent pour constituer les organes sont le fruit d’une organisation. Cette utilisation du concept d’organisation est intimement liée à la pratique. En effet, la technique de dissection des tissus s’adapte au respect de l’organisation. Les essais pratiqués sur les tissus simples « n’ont point pour but d’indiquer la composition, de fixer les éléments, d’offrir, par conséquent, l’analyse chimique des tissus simples. Sous ce rapport, ils seraient insuffisants. Leur objet est d’établir les caractères distinctifs pour ces divers tissus, de montrer que chacun a son organisation particulière, comme il a sa vie propre, de prouver, par la diversité des résultats qu’ils donnent, que la division que j’ai adoptée repose, non sur des abstractions, mais sur les différences de la structure intime » [21].

Bichat arrête la décomposition avant d’atteindre le niveau chimique, ce qui serait, dans la vision de la science classique, le but souhaitable. Guidé par sa pratique, il comprend intuitivement la nécessité de conserver les propriétés typiques, s’il veut étudier l’objet visé, les tissus constitutifs du vivant. Ceci implique de limiter la simplification destructrice en la stoppant au moment opportun.

En effet, Bichat, faute de microscope, a une technique principalement destructrice. Il décompose les tissus d’abord par le scalpel, puis par la chaleur, les acides, les bases, etc. La technique est guidée par des concepts : l’analyse implique la décomposition et l’organisation implique l’arrêt de la décomposition. Nous avons là une grande leçon d’épistémologie, l’équilibre heuristique entre l’analyse et la synthèse pour mettre en évidence les tissus constitutifs du vivant.

Sur le plan gnoséologique, on a à la fois un mouvement analytique de décomposition, mais en même temps un mouvement synthétique de recomposition. Mais, cela ne s’arrête pas là. Bichat pense en même temps à la fonction. Le mouvement de décomposition-recomposition se règle sur la fonction. Il oscille et s’arrête pour constituer son objet, « le tissu », au moment correspondant à une capacité fonctionnelle. L’objet naît d’une combinaison entre l’observation empirique et la conceptualisation fonctionnelle. L’objet « tissu » se constitue par le couple organisation-fonction. On est très loin du paradigme classique, quoique Bichat se réclame d’une conception mécaniste.

Mais, par ailleurs, Bichat se défie des mathématiques considérant que « c’est bâtir sur du sable mouvant un édifice solide par lui-même, mais qui tombe faute de base assurée » [22]. La base assurée est celle de mesures auxquelles on puisse se fier et l’existence de lois fixes auxquelles puissent correspondre les calculs. Bichat suppose des ||lois du vivant |lois pour le vivant]], car « L’art de savoir (la médecine) réside dans la connaissance des lois qui régissent la vie et conditionnent l’évolution de maladies. » [23], mais elles ne sont pas du même type, fixe et invariable, que les lois physiques.

Bien que matérialiste, Bichat n’est pas réductionniste, car il définit un niveau qui échappe à la matière. Les propriétés vitales « ne sont point inhérentes aux molécules de la matière », elles viennent de leur « arrangement ». C’est de cet « arrangement » ou encore de cette « organisation » que naissent les propriétés spécifiques comme la sensibilité. A cette différence ontologique, correspond une différence épistémologique. Dans son Anatomie générale, Bichat oppose les « sciences physiologiques » qui traitent des phénomènes des êtres vivants, aux « sciences physiques » qui traitent des phénomènes des être inertes.

À cette époque, deux grands courants se partagent la médecine, les vitalistes et les matérialistes. Une étude même sommaire de ces courants en montre la complexité et les nuances. Dans le courant vitaliste qui va de Stahl en passant par Bordeu, Barthez (école de Montpellier) jusqu’à Bichat et dans le courant matérialiste avec Haller, Boerhaave, Maupertuis, d’Olbach et La Mettrie, on trouve une opposition au réductionnisme mécanique. Même chez La Mettrie, on voit que son homme-machine est bien particulier, à savoir organisé. Dans ce cas, le matérialisme, qui se veut explicitement mécaniste, n’est pourtant pas réductionniste mais, au contraire, source de progrès dans une évaluation plus complexe de la réalité.

Cela dépend aussi du plan intellectuel sur lequel on se porte. Sur un plan idéologique, l’homme-machine est un brûlot matérialiste , mais, sur le plan de la connaissance, il apporte une avancée non réductionniste en contribuant à concevoir l’existence d’une organisation. L’un des enjeux de cet équilibre est signalé par Prigogine et Stengers. La protestation de Diderot contre la réduction à la physique newtonienne a pour origine son refus du dualisme. Il faut que la nature soit décrite de façon à rendre compte sans absurdité de l’existence de l’homme. Faute de quoi, il faudra inventer une âme ou un esprit. « Une nature automate aura pour corrélat l’automate doué d’âme » [24]. C’est ce qu’il cherche à éviter et conduit.

En cette fin du XVIIIe, les idées principales sont là. Elles vont être développées au XIXe, mais se heurteront à la suspicion vis-à-vis de la finalité.

Le concept au XIXe siècle

« De quelque profondeur que soit notre connaissance des propriétés caractérisant les organes constitutifs du vivant, il est certain que la simple addition des actions séparées propres à chaque organe ne conduira jamais au comportement de l’organisme vivant » John Stuart Mill, A system of logic (1840).

William Whewell, dans sa Philosophie des sciences inductives, consacre le livre 9 à la philosophie de la biologie. Il reprend l’idée d’organisation du vivant et en discute les conséquences. L’organisation du vivant implique un plan qui justifie les raisonnements finalistes. En effet, « des forces du monde inerte, nous n’avons pas idée de ce qu’elles devraient faire, en dehors de ce qu’elles font … elles n’agissent jamais de façon pathologique, … il ne nous vient jamais l’idée qu’elles manquent à leur fonction». Par contre, pour le monde organique, nous concevons que les forces en jeu «  agissent en vue de la préservation et du développement du système en lequel elles résident. Si elles ne s’accomplissent pas, elles manquent leur but » et l’on note un aspect pathologique [25].

William Whewell accepte l’idée de « cause finale ». L’être vivant est conforme à un type ou tend à la santé ou encore à se développer. Ces aspects peuvent être regardés comme des « causes finales » des processus du vivant. C’est un problème, puisque que, pour beaucoup, les raisonnements finalistes sont à bannir de la science.

Antoine-Augustin Cournot, auteur d’un grand intérêt, publie ses travaux dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il rejette le dualisme cartésien et le substantialisme (Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, Paris, Hachette, 1851, IX, §131) et distingue trois ordres dans le monde : physique, biologique et rationnel (humain). Pour Cournot, « dans l’être organisé et vivant, l’organisation et la vie jouent simultanément un rôle d’effet et de cause, par une réciprocité de relations qui n’a d’analogues, ni dans l’ordre des phénomènes purement physiques, ni dans la série des actes soumis à l’influence d’une détermination volontaire et réfléchie » (Essai., IX, §129). Il définit ainsi la spécificité du vivant par l’organisation, puis par une boucle causale entre organisation et vie qui peut paraître obscure, mais qui présente l’avantage de faire progresser dans le problème si difficile de la finalité. Il suppose une finalité interne à l’ordre vivant et non plus externe par la poursuite d’un but qui serait préexistant (causes finales voulues par Dieu ou par la Nature). C’est un pas décisif dans la manière de penser cette question.

Pour Auguste Comte, l’organisation spécifie le vivant. « Il est certain qu’on observe dans les corps vivants tous les phénomènes, soit mécaniques, soit chimiques, qui ont lieu dans les corps bruts, plus un ordre tout spécial de phénomènes, les phénomènes vitaux proprement dits, ceux qui tiennent à l’organisation…. ». (Cours de philosophie positive, 1842, 2e leçon). On voit qu’il y a continuité entre le mécanique, le chimique et le vivant, mais aussi émergence d’une différence grâce à l’organisation qui fait apparaître un ordre spécial de phénomènes. Le vital a bien une spécificité qu’il est vain de nier, car elle ne tient pas à un mystérieux principe vital, mais simplement à un degré supérieur d’organisation des phénomènes. C’est une manière de voir intéressante, car elle échappe au réductionnisme comme au vitalisme.

Chez Claude Bernard (Introduction à la médecine expérimentale, 1865), on trouve une pensée de l’association élémentaire et de l’organisation. D’un côté, l’organisme est « un échafaudage d’éléments anatomiques » ; en comparaison avec la physique et la chimie, il faut arriver « jusqu’aux éléments organiques » [26]. Mais, d’un autre côté, le déterminisme est très complexe et c’est un « déterminisme harmoniquement subordonné » [27].

On voit nettement les deux courants de pensée, l’un analytique élémentariste et l’autre organisationnel modérant le premier. Il y a à la fois décomposition et recomposition de l’entier. D’un côté, dissociation en organes isolés fonctionnant dans des conditions expérimentalement modifiées et, de l’autre, unification en système intégré. L’organisme vivant est composé d’éléments ayant une « existence propre » et la vie totale est la somme de ces vies individuelles, mais « associées et harmonisées» [28]. L’idée d’organisation naît chez Bernard de ce jeu entre la décomposition, puis la recomposition sous une forme qui envisage le jeu combiné des parties entre elles.

Au passage, nous signalerons chez Claude Bernard la conservation de l’idée de totalité des vivants. Certes, il prend « aux sciences physico-chimiques la méthode expérimentale », mais la physiologie doit « garder ses phénomènes spéciaux et ses lois propres » [29]. Et plus encore, la médecine contribue, par la connaissance des états pathologiques chez des individus « entiers » (non scindés par l’expérimentation), à apporter des données originales. Claude Bernard réussit à dépasser le dogme analytique classique tout en s’appuyant fermement et explicitement sur lui. C’est une leçon d’importance à retenir.

Au milieu du siècle, la théorie cellulaire vient remanier le concept d’organisation. Elle naît avec Schleiden pour les végétaux et Schwann pour les animaux. Ses effets sont divers et contradictoires par rapport à l’idée d’organisation. Tout être vivant devient une collection d’unités. Pour Theodor Schwann [30], il y a « un principe universel de développement pour les parties élémentaires des organismes et ce principe est la formation de cellules. » Ces cellules élémentaires ont leur vie propre. Elles « ne dépendent pas de la force commune de l’organisme » [31]. Et la cause de la nutrition et de la croissance « réside non dans la totalité de l’organisme, mais dans ses parties élémentaires, les cellules ». Triomphe donc du point de vue analytique, mais qui s’accompagne d’un double retournement vers la synthèse.

Premier retournement vers la synthèse, pour expliquer l’assemblage des unités cellulaires en individu, il faut une organisation qui, compte tenu du nombre immense des cellules, est nécessairement complexe et sophistiquée et, deuxième retournement, la cellule elle-même s’avère ne pas être une masse protoplasmique isotrope, elle est elle-même organisée (on découvre progressivement le noyau et les organites intracellulaires). Puis, nouvelle donnée, l’étude embryologique reprise au niveau cellulaire montre la précocité de cette organisation individuelle. Au tout début, le développement est relativement isotrope, les cellules se répliquent et s’agrègent entre elles jusqu’à un certain nombre. Puis, à un moment donné, elles se regroupent en « feuillets ». Von Baer décrit quatre types d’organisations possibles dans le règne animal selon le nombre de feuillets et leur positionnement (invertébrés, vertébrés, …). Dès les tout premiers moments de la vie, une organisation caractéristique se manifeste. Toute vie reproduit une organisation semblable à celle des parents.

Avec ces études de l’évolution phylogénétique, à l’organisation viennent se lier le temps et l’histoire. Dans la longue durée de l’évolution collective des espèces, on note une complexification progressive des organismes. Dans la courte durée de l’embryogenèse, on avait déjà noté cette complexification. Les deux se rejoignent, ce que résume la célèbre formule d’Ernst Haeckel « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse ». À la fin du XIXe siècle, il est acquis que l’organisation fonde le vivant.

Du XXe siècle au nôtre

Au XXe siècle, le problème change. L’existence d’une organisation des espèces vivantes est admise et communément utilisée dans tous les domaines de la biologie. Il faut maintenant donner des explications, concilier organisation et déterminisme, comprendre le but des organisations sans céder au finalisme, situer les degrés successifs d’organisation et leurs relations.

Avec Charles Scott Sherrington (début XXe), fondateur de l’école neurologique britannique, apparaît l’idée que le vivant est formé de multiples systèmes interactifs dotés d’un degré élevé d’organisation. Dans son ouvrage de 1906, Integrative action of Nervous Systems, il distingue plusieurs niveaux fonctionnels : un niveau physico-chimique cantonné aux neurones, correspondant à l’aspect mécanique des phénomènes vitaux et des niveaux supérieurs de perception et de contrôle appelés psyché. En 1925, il découvre le rôle des ||synapse]]s dans la transmission de l’influx nerveux.

Henri Atlan (L’organisation biologique et la théorie de l’information, Paris, Seuil, 2006) indique à quelles occasions on utilise le concept d’organisation en biologie. Il en trouve quatre.

1/ Fondamentalement, les constituants atomiques des organismes vivants étant les mêmes que ceux du monde inerte, ce qui les spécifie et donne une unité au vivant est de l’ordre de l’organisation de ces atomes.
2/ D’une manière globale, dans tout être vivant « plusieurs niveaux dits d’organisation, sont reconnus, l’un englobant l’autre, depuis le niveau cellulaire, jusqu’à celui de l’individu tout entier, en passant par ceux des organes et des appareils ».
3/ À chacun de ces niveaux, on peut faire jouer la classique association structure/fonction. Une structure est la description d’une organisation et une fonction est la manière dont cette structure est mise en jeu pour un but.
4/ Enfin, les différences entre espèces tiennent aux types d’organisation et au degré de complexité (un mammifère est plus complexe qu’une bactérie).

La complexité de l’organisation en cause pose un problème épineux. Comment peut-elle se mettre en place ? Quel plan peut guider les milliards de cellules d’un individu ? Sur la manière dont, au sein d’un individu donné, l’organisation se constitue, François Jacob (La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970) apporte un début d’explication. Il parle « d’intégration », ce qui s’oppose à un agencement de type mécanique pièce par pièce. « Des éléments similaires viennent s’assembler en un ensemble intermédiaire »…, puis.. « plusieurs de ces ensembles s’associent pour former un ensemble de niveau supérieur » et ainsi de suite. Chaque nouvel ensemble possède les propriétés qui permettent un assemblage avec ses homologues. Ceci simplifie le problème du plan, qui n’a plus besoin d’être d’une complexité inouïe.

Henri Atlan, en 1972, distingue une structure primaire des protéines déterminées par les gènes et une structure secondaire dans l’espace qui se fait de manière autonome. Ce qui lui permet d’affirmer que « la complexité apparemment inextricable de structures biologiques étroitement associées à des fonctions spécifiques trouve sa source dans des systèmes unidimensionnels relativement simples » [32]. Gilbert Chauvet indique qu’il y a une interaction fonctionnelle commune à tous les systèmes vivants, sur la base de laquelle se construit le degré d’organisation supérieur [33].

On avance la notion d’ auto-organisation, terme qui note bien que l’organisation se fait tout seule et n’a donc nul besoin d’une idée qui présiderait à sa constitution en tant que cause finale. Le terme « auto-organisation » a vraisemblablement été introduit en 1947 par le psychiatre et ingénieur Ross W. Ashby. Puis, il a été utilisé par la communauté travaillant sur la théorie générale des systèmes dans les années 1960. Il devient plus commun dans la littérature scientifique lors de son adoption par les physiciens et autres chercheurs du domaine des systèmes complexes dans les années 1970 et 1980.

L’auto-organisation s’entend dans le sens d’une autonomie : - L’organisation se fait spontanément, car les constituants ont des propriétés qui provoquent leur assemblage. Et aussi, dans le sens d’une modification rétroactive. - Des réorganisations se produisent par rétroaction de l’environnement. « Un système s’auto-organise lorsqu’il change sa structure en fonction de son environnement » (Farley Clarck, 1954). En un sens dérivé, il s’agit de la capacité créatrice (autopoïétiques) des organisations. Les constituants s’auto-organisent pour former de nouveaux constituants, qui peuvent eux-mêmes contribuer à forger de nouveaux constituants, etc. L’autonomie, quant à la mise en place de la constitution de l’organisation et donc d’une autonomie des entités créées, apporte une réponse d’une grande simplicité à l’épineuse question de la finalité. L’organisation est sui generis par la vertu de ses composants. Les choses se produisent par elles-mêmes, et donc sans avoir à supposer une volonté ou une force inconnue.

La question de l’organisation peut se combiner avec celle de l’évolution. Citons, à ce sujet, les propos d’Annick Lesne tenus lors d’un séminaire d’épistémologie de la biologie à Nice, le 3 Février 2010. Pour ce chercheur, « La cohérence entre les différents niveaux d'organisation d'un système vivant résulte de leur co-évolution, sous la pression d'une sélection naturelle portant sur les niveaux supérieurs. Le poids de cette histoire évolutive se manifeste en particulier dans le fait qu'un système vivant possède des fonctions et pas seulement des propriétés ».

La conception de l'organisation du vivant prend une nouvelle forme avec l’avènement de la biologie dite «  relationnelle », que l'on retrouve dans différents contextes au 20ème siècle. La primauté de la relation – et de ses diverses formes – sur les composants (molécules, tissus, organes) est nettement affirmée par un certain nombre de biologistes théoriciens. Cette incitation à passer du physicalisme au relationnisme aussi bien avant-guerre chez Joseph Henry Woodger (dans le contexte d’une embryologie théorique influencée par l’épistémologie de l’empirisme logique), qu’après-guerre (dans un contexte, bien différent celui-ci, de biologie théorique mathématique et de biotopologie), en particulier chez Nicolas Rashevsky, puis chez Robert Rosen (34).

Pour donner un exemple des recherches actuelles, on peut citer Matteo Mossio (Paris, IHPST). Selon cet auteur, il existe une tradition qui a fortement mis l’accent sur l’idée que l’organisation des systèmes biologiques est intrinsèquement autoréférentielle, c’est-à-dire capable d’autoproduction et d'automaintien (« autopoïèse »). Mossio propose un cadre épistémologique et théorique dans lequel l’organisation biologique est décrite comme l’intégration de deux régimes causaux distincts et interdépendants : un régime ouvert de processus thermodynamiques (que les systèmes biologiques partagent avec tous les systèmes dissipatifs physico-chimiques) et un régime clos de dépendance mutuelle entre un ensemble de composantes ayant le rôle de contraintes sur ces mêmes processus.

La compréhension de la complexité biologique reste encore problématique. Par exemple, on peut contester que ce qui est central en biologie n’est pas la hiérarchie, ou encore « l’intégron » (Jacob, 1970), mais l’enchevêtrement de hiérarchies. Dans l'organisation biologique, il n’y a jamais véritablement un seul niveau pertinent pour l’analyse d’un système vivant. Ce qui est pertinent, c’est, au contraire, que les niveaux communiquent. Pour définir l’organisation biologique, on peut se fier à la régulation, mais aussi à la rupture des symétries temporelles. Ce qui est contingent et fragile à un instant peut devenir robuste et nécessaire ensuite. Les deux notions d'enchevêtrement hiérarchique et de rupture de symétries temporelles permettent de différencier un comportement simplement causal d’un système complexe, et, par conséquent, le comportement organisationnel, normatif et fonctionnel d’un système biologique des variations des corps inertes sous l'effet de différents facteurs [35].


Conclusion : vers une ontologie de l’organisation

L’opposition entre le vitalisme et le mécanisme est dépassé grâce au concept d’organisation. Ce concept n’a pas été accepté facilement, car il était suspect d'une intentionnalité cachée. Il a fallu montrer qu’une organisation sans intention ni humaine, ni divine, ni platonicienne, était possible. Ainsi, le concept d’organisation a été délivré du présupposé finaliste, lui-même travaillé par le dualisme (toute finalité ne pouvant être que par volonté ou idée, ce qui n’existe pas dans la nature). Il a fallu aussi distinguer les manifestations factuelles vitales de ce qui les produit, c’est-à-dire les organismes. Si la vie est un mot pour nommer les manifestations factuelles des organismes, elle n’a pas d’existence autre que factuelle. Le problème ontologique change radicalement et se simplifie.

Le point de vue réductionniste-mécaniste, qui nie l’organisation et ses fonctions en y voyant une projection vulgaire sur la nature d’intentions humaines, a entravé la connaissance. Le vitalisme était aussi une entrave, car, pour garder la spécificité vitale, il supposait une ontologie de la vie débouchant sur un mystère. Les deux conceptions détenaient une part de vérité et de fausseté, si bien que le chemin du progrès de la connaissance a été difficile. Le dépassement s’est amorcé au XXe siècle, lorsqu'est apparu clairement la possibilité d’un ordre sans téléologie, ce que Jacques Monod a nommé, passer du téléologique au téléonomique. Il s’agissait de passer d’une finalité par projet intentionnel à une finalité sans intention.

Pour parachever ce mouvement, il faut ajouter que le monde, tel qu’il est, produit spontanément de l’organisation, qu’une organisation a des effets non aléatoires qui sont des buts vis-à-vis d’elle-même, qui ne sont pas intentionnels et que l’ensemble est maintenu par sélection, car l’instable ou l’inefficace disparaissent.

Le vivant peut être conçu comme un type d’organisation, un ordre sui generis, qui se crée de lui-même à partir de ses composants (car ceux-ci possèdent des qualités qui permettent un assemblage persistant). La vie est alors la notion qui subsume l’ensemble des phénomènes produits par ce niveau d’organisation.

Bibliographie et Notes

  • 1 Foucault M., Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 243.
  • 2 Couloubaritsis L., « Le concept d’auto-organisation dans la pensée de l’antiquité », in Auto-organisation et émergence dans les sciences de la vie, Bruxelles, Ousia, 1999.
  • 3 Diderot D., Le rêve de d’Alembert, in Œuvres Philosophiques, Paris, Garnier, 1964, p. 288.
  • 4 Ibid, p. 670.
  • 5 Ibid, p. 678.
  • 6 Maupertuis, Essai sur la formation des corps organisés, 1754, p.17.
  • 7 Ibid, p. 18.
  • 8 Ibid, p. 29.
  • 9 Buffon, Histoire naturelle des animaux, t. III, p. 49.
  • 10 Lamarck J.-B., La Flore française, Paris 1778 Discours préliminaire p. XC-CII.
  • 11 Lamarck J.-B., Philosophie zoologique, Paris 1809 Avertissement, réédition UGE 1968, p. 38.
  • 12 Vicq d’Azyr, Premiers discours d’anatomie, Paris, 1786, p. 17.
  • 13 Cité par Th. Cahn, La vie et l’oeuvre de Geoffroy de Saint-Hilaire, Paris 1962, p. 138.
  • 14 Kant E., Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1968, p. 193.
  • 15 Ibid.
  • 16 Ibid, p. 192-193.
  • 17 Ibid, p. 190.
  • 18 Ibid, p. 203.
  • 19 Ibid p. 192, 202, 203.
  • 20 Bichat X., Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine, p. LXXIX.
  • 21 Ibid.
  • 22 Bichat X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Brosson et Gabon, Paris, an VIII, p. 91.
  • 23 Bichat X., Notes pour son Discours inaugural à son Cours d’opération chirurgicales, cité par Genty Maurice, Le progrès médical, Paris, 1932, t.9, p. 41-48..
  • 24 Prigogine I., Stengers I., Ibid, p. 136.
  • 25 Whewell, Philosophy of the Inductive Science, Livre 9, p. 627.
  • 26 Claude Bernard. Leçons de pathologie expérimentale, 1872, p. 493.
  • 27 Claude Bernard, La science expérimentale, 1878, p. 70
  • 28 Claude Bernard. Leçons de pathologie expérimentale, 1872, p. 493
  • 29 Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, 1865 p. 34.
  • 30 Schwann Th., Micoscopische Untersuchen in der Structur und dem Wachsthum des Thiere und Pflanzen, 1839.
  • 31 Schwann Th., Liber memorialis, Dusseldorf, 1879.
  • 32 Atlan H., L’organisation biologique et la théorie de l’information, Paris, Seuil, 2006, p. 221.
  • 33 Chauvet G., Comprendre l’organisation du vivant et son évolution vers la conscience, Paris, Vuibert, 2006.
  • 34 Varenne F., Formaliser le vivant : lois, théories, modèles ?, Paris, Hermann, 2010.
  • 35 Paul-Antoine Miquel, Séminaire de Recherche sur l'Organisation Biologique, Toulouse, 2014.